4e Conference
4e conférence
by anarchogregaire
ANTHROPOLOGIE.
INTRODUCTION A L’ETUDE DES ENSEMBLES ANARCHO-GREGAIRES. 4e Conférence
Charles Macdonald DRE CNRS UMR « Anthropologie Bioculturelle »
De l’immanence des relations interpersonnelles et de la transcendance du principe corporatif
J’aborde maintenant le troisième volet de la socialité/grégarité humaine. C’est celui qui, à mon avis, démontre le mieux la distance considérable qui sépare nos formes d’existence collective « sociales » des formes d’existence « anarcho-grégaires » et « non-sociales ». Cet aspect du problème va nous permettre d’approcher plus directement et d’appréhender la réalité de ces univers moraux différents des nôtres. Au centre de la question est posée l’existence d’un objet au fond très commun et banal : le groupe. Nous savons qu’il existe des formes différentes de groupes et de groupements, qu’il s’agit d’ensembles plus ou moins bien définis, plus ou moins cohérents, mais nous nous les représentons volontiers comme des ensembles finis dont les éléments sont des personnes. Cette notion nous suffit pour poser en général qu’une société est faite d’une série de groupes en rapport les uns avec les autres. Une définition type de l’organisation sociale est fournie par le dictionnaire de l’ethnologie de M. Izard et P. Bonte (PUF, Coll. Quadrige, Paris 2002) : « Une société est organisée dans la mesure où elle n’est pas une simple collection d’individus et où on peut distinguer en son sein des unités sociales plus ou moins permanentes, plus ou moins institutionnalisées… » (Art. organisation sociale par G. Lenclud, p. 527). Les unités dont il est question sont par exemple les «groupes domestiques, groupes de filiation, communautés villageoises » (id. p. 528). On conçoit aisément qu’une société est un ensemble de groupes emboîtés les uns dans les autres, ou bien séparés et indépendants mais fonctionnant ensemble selon une solidarité qui est soit « mécanique » soit « organique » pour utiliser la grande distinction durkhémienne. Quoi qu’il en soit, les groupes sont bien les objets primaires de la sociologie et les sociétés ne sont pas de « simples collections d’individus » mais des architectures dont les éléments constitutifs sont des groupes. C’est en tout cas le point de vue des sociologues et des anthropologues et à regarder notre propre expérience nous constations qu’en effet nous vivons dans une mer de groupes et de groupements aux formes et aux fonctions variées : familles, parentèles, partis, syndicats, associations, cultes, clubs, bureaux, cliques, coteries, bandes, voisinages, comités, amicales et organisations diverses. Le grand paradoxe est que bien des communautés indigènes, de chasseurs-cuilleurs, d’agriculteurs ou de nomades marins ressemblent à « de simples collections d’individus ». J’y reviendrai.
Personne morale
En anthropologie et ethnologie, la définition du groupe social par excellence est celle donnée par l’école fonctionnaliste britannique du corporate group. En français le terme est celui de « personne morale » qui est un concept juridique. La définition qu’on trouve sur Wikipedia est : « En droit, une personne morale est une entité juridique abstraite, généralement un groupement, dotée de la personnalité juridique, à l’instar d’une personne physique (un être humain). » Notons qu’il s’agit d’un groupe mais que ce groupe n’est pas un ensemble concret d’individus mais une entité abstraite qui, de plus, est comme une personne. Un groupe donc qui est comme une personne mais abstraite. Ce n’est pas une personne abstraite mais un groupe abstrait et ce groupe abstrait a les mêmes droits et devoirs qu’une personne concrète, physique. J’appelle l’attention sur la bizarrerie de cette notion compliquée, bizarrerie qui fait penser à des spéculations théologiques (comme les notions de Trinité et de Saint-Esprit par exemple) mais qui est une notion tout à fait fondamentale dans notre droit. Comme je ne suis pas juriste ni historien du doit, j’ai du mal à situer ce concept dans l’histoire de la pensée juridique ou de la pensée tout court. Il reste que la notion de personne et de personnalité morale s’applique assez bien à ce que les ethnologues britanniques –très imprégnés par ailleurs de culture juridique– essayaient de définir avec la notion de coporate group.
L’idée de corporation et de corporate group est ancienne dans la pensée sociologique. L’historien et juriste anglais Henry Sumner Maine (1822-1888) est connu pour son ouvrage Ancient Law et la distinction fameuse qu’il posa entre un état de société défini par le statut et un état défini par le contrat. Il posait que la corporation était une réalité immortelle. Elle l’est en effet dans la mesure où son existence ne dépend pas de l’existence de personnes concrètes. Elle est comme un corps dont les cellules peuvent être remplacées indéfiniment. Nous sommes donc bien dans une sorte de théologie juridique qui s’appuie sur une pensée de l’abstraction, de l’immortalité, de la métaphore (être comme une personne sans être une personne). Le paradoxe est que cette notion qui vole très haut dans un nuage d’abstraction informe réellement et pratiquement des dispositifs à l’œuvre tant dans des sociétés « primitives » que « modernes ».
Les fonctionnaliste anglais tels Radcliffe-Brown et Fortes ont défini la notion plus concrètement à partir des critères suivants. Un groupe est corporate quand il a un centre d’autorité (un chef), des symboles, une propriété commune (de préférence un territoire), à quoi il faut ajouter des règles d’appartenance. Un tel group est défini en perpétuité (il est immortel comme le voulait Maine) parce que le départ de ses membres ou l’arrivé de nouveaux membres ne change pas sa définition, ses prérogatives, son fonctionnement. La propriété commune dont il est question est le plus souvent un territoire. L’idée d’un groupe territorial hiérarchisé dont les membres sont des sujets convient idéalement à la notion de corporate group. Notons déjà que son caractère abstrait et sa définition symbolique lui confère une aura de sacralité.
Si ce groupe, bien délimité, corseté de règles, à l’appartenance duquel on est consigné, doté d’un pouvoir supérieur, d’une réalité abstraite et qui est « comme une personne », immortelle de surcroît, ne ressemble pas au divin, on se demande alors ce qui peut mieux ressembler au divin. Que l’être collectif soit coextensif au divin est une idée caractéristiquement durkheimienne d’ailleurs. Mais il s’agit d’une idée, d’un fait imaginaire, d’une configuration purement mentale. Le problème est qu’elle donne naissance à des organisations concrètes et à des groupements réels. Comment est-ce qu’une entité abstraite, n’existant que sur un plan supérieur d’éternité, peut contraindre des formes d’existence pratique ? Il ya deux réponses à cela : 1. Elle le fait, mais pas toujours et elle le fait dans les formes « sociales » de vie collective (que Maine, Durkheim et la quasi totalité des autres sociologues et ethnologues croyaient être la seule forme d’existence collective), 2. Elle suppose la transcendance qui est aussi du domaine idéel et de la représentation mentale mais qui introduit une capacité purement hominienne à lier des émotions à des représentations abstraites.
De la transcendance
Il est curieux d’avoir à utiliser, en ethnologie et pour des formes apparemment simples d’organisation collective, un concept philosophique aussi sophistiqué. Précisons le sens. Transcendant est défini dans le dictionnaire de philosophie en ligne (http://sos.philosophie.free.fr/diction.htm) par ce qui est « au-delà de, extérieur au domaine où on se place et d’une autre nature ». L’antonyme est immanent. Transcendental est le concept utilisé par Kant pour désigner les schèmes antérieurs à, et organisateurs de la connaissance. Le terme s’oppose à empirique. J’utilise le terme transcendant parce que la dimension ontologique est présente en plus de la dimension cognitive. En effet, dans la transcendance le sujet reçoit son être, dépend dans son être d’une réalité extérieure et supérieure à lui. Dans la religion catholique l’homme reçoit son être de Dieu, ainsi il a une essence divine et il dépend de la puissance divine qui est en lui et hors de lui. Donc dans l’idée de transcendance il y a l’idée qu’on dépend de quelque chose qui est extérieur à soi. Ce quelque chose est placé sur un plan supérieur, abstrait et doué de permanence. L’important pour l’instant est de constater que l’idée de transcendance suppose le pouvoir d’une entité extérieure sur le sujet. De ce point de vue c’est effectivement un concept sociologique. Au fond, le fait d’obéir à un ordre donné par un supérieur, peut être considéré comme une manifestation simple de transcendance. Ce concept est utile pour expliquer le social, non seulement le pouvoir mais aussi le groupe en tant qu’entité supérieure et abstraite, douée de permanence et comme nous le verrons plus loin, de souveraineté, supposant un état d’aliénation.
Des groupes et de leur transcendance
Quittons maintenant le domaine philosophique, et retournons au groupe. Si le groupe est « une simple collection d’individus » il n’existe pas en-dehors de la réunion concrète des personnes physiques. Mais si le groupe est autre chose, à savoir une entité distincte des personnes physiques et que, de plus, il détermine l’appartenance à la communauté et, au-delà, des propriétés essentielles des membres de cette communauté (par exemple « être Français » et donc « appartenir à une nation riche et cultivée qui a inventé les droits de l’homme » ou « appartenir au clan de l’ours » et donc « épouser des membres du clan du renard ») alors il est transcendant. En appartenant au clan de l’ours ou à la nation française je porte en moi les qualités, propriétés ou caractéristiques que ce clan ou cette nation me confèrent en tant que personne. Je participe de la richesse et de la culture d’une nation éclairée ou bien je suis promis à certaines personnes d’un autre clan qui me sont destinées et que je dois, ou peux, désirer. On le voit, la détermination intrinsèque de la personne, ses qualités ou ses dispositions, découle d’une instance abstraite et extérieure. Le corollaire en est la loyauté qui découle de cette appartenance : je dois offrir ma vie pour défendre ma nation (patrie), je dois obéir à l’aîné du clan, honorer mes ancêtres, etc. ainsi je réalise le destin auquel je suis assigné par mon appartenance à la nation, au clan, au parti ou à toute autre forme de corporation. Tout groupe qui existe ainsi en tant que personne morale implique de la transcendance. On peut dire que le collectif est transcendant par définition dans un régime « social ». On est dans des liens « forts » dont les sujets ne peuvent se départir volontairement, mais dont ils peuvent être privés par la volonté d’un tiers. On entre dans la sphère de l’hétéronomie. La transcendance est liberticide.
Ce que nous savons de petites communautés de chasseurs-cueilleurs et de communautés semblables nous apprend que, pour elles, la transcendance et les groupes à caractère de personne morale n’ont que peu ou pas de signification. On a affaire, à peu de choses près, à un vide conceptuel qui donne le vertige aux sociologues et aux anthropologues : de « simples collections d’individus ». Or, ces « simples collections d’individus » forment, moyennant certaines règles simples, des communautés réelles. De plus, ces communautés ont une stabilité dans le temps et vivent sur terre depuis plus de 100 000 ans, on ne peut pas en dire autant des nôtres. Et, fait aggravant, ce sont des communautés qui produisent de la culture, des arts, communiquent avec des langues riches et complexes, ont des représentations mentales sophistiquées, à l’égal au moins des autres communautés humaines, et finalement manifestent des dispositions morales et une éthique (respect de la personne, compassion, aide mutuelle, sincérité, etc.). qui devraient forcer notre admiration puisque nous les partageons sans toutefois les appliquer aussi régulièrement qu’elles. Dois-je encore répéter que les sciences humaines, prisonnières de leur épistémologie, mécaniste et déterministe, et de leur idéologie pessimiste, se sont généralement refusées à admettre ces faits pourtant admirables et d’une importance absolument déterminante pour comprendre la condition humaine, comme Rousseau et quelques rares autres penseurs en ont eu l’intuition.
Parenté et corporation
La théorie anthropologique depuis ses débuts avec L. H. Morgan s’est centralement préoccupée de questions de parenté, non seulement parce que celle-ci est universellement reconnue, mais parce qu’elle produit ou du moins qualifie des liens sociaux. Les sociétés dites « primitives » faisaient apparemment usage de la parenté seule pour créer des structures sociales. Les sociétés primitives n’avaient pas d’Etat, mais des structures de parenté. Leur organisation sociale était une organisation de parenté, a-t-on pu croire. C’est très inégalement vrai, et parfois faux, mais en tout cas la parenté est toujours présente et très souvent elle fournit le langage même des relations sociales.
Je passe ici sur les fondements de la théorie de la parenté et j’en viens directement à une question qui nous intéresse, à savoir la théorie de la filiation. Les anthropologues, particulièrement africanistes et britanniques, ont dégagé de leurs analyses des systèmes de parenté certaines règles de fonctionnement, mais une en particulier, qui est celle de la filiation unilinéaire. La filiation c’est, dans la définition de Rivers, la transmission de la qualité de membre d’un groupe à la naissance en fonction du sexe du parent qui transmet cette qualité. Les groupes ainsi créés automatiquement, à la naissance, sont des groupes de filiation qui sont appelés lignées, lignages ou clans selon leur profondeur généalogique. Leur représentation est celle d’un arbre hiérarchique comme celui que nous avons examiné précédemment (exposé précédent). L’intérêt de la filiation unilinéaire c’est qu’elle produit des groupes disjoints deux à deux, des groupes discrets. Ces groupes sont de surcroît dotés d’une structure hiérarchique. Enfin ils ont des attributs qui sont ceux mêmes de la corporation (corporate group, personne morale) : ils existent en perpétuité, ils ont un chef, une propriété commune (un territoire), des symboles, ils commandent une certaine loyauté, leurs membres ont des attributs communs. Bref les groupes de filiation avaient tout pour plaire aux socio-anthropologues de tout bord. Non seulement ils tiraient leur origine des liens de sang (donc plus primitifs, plus proches de l’instinct que de la raison) mais encore ils produisaient du lien social du plus bel alliage. La parenté donnait du politique, la structure lignagère fonctionnait comme un Etat, et le groupe à caractère de personne morale s’imposait comme l’unité de base de l’organisation sociale. Nous retrouvons là une des ces circonstances dans l’histoire des sciences où faits et théories (ou présupposés idéologiques) s’assemblent comme tenon et mortaise.
En étudiant d’autres sociétés non africaines, particulièrement en Océanie, on s’est vite aperçu d’une certaine inadéquation du modèle qui ne rendait pas compte des faits observés sur le terrain, faits qui cependant relevaient de la filiation. Et puis l’anthropologie sociale a abandonné la question des groupes à caractère de personne morale en abandonnant en fait la question des structures sociales en général. Les contextes, les événements, les situations ont été scrutées avec soin mais sans désir de dégager un ou des modèles structurels susceptibles d’une application générale. Les études de parenté elles-mêmes sont tombées en déshérence parce qu’elles ne remplissaient plus leurs promesses et parce que certains auteurs influents (Schneider, Needham) avaient décidé de les gommer entièrement sous divers prétextes. Les études de parenté étant généralement considérées comme ennuyeuses et rébarbatives, cette décision fut accueillie avec soulagement par la jeune génération. Donc la question est restée en plan.
La parenté recèle une autre grande question qui nous intéresse directement. C’est celle des systèmes dits « indifférenciés » ou « cognatiques », c’est-à-dire des systèmes terminologiques induisant une classification des parents sur une base non unilinéaire. Notre système de parenté (anglais ou français) est de ce type . Nous confondons les cousins et les oncles et tantes, au lieu de distinguer les cousins, oncles, tantes matrilatéraux des cousins, oncles, tantes patrilatéraux. Des groupes discrets, lignages ou clans, ne sont pas construits sur cette base parce que la transmission de la qualité de membre du groupe de parenté se fait des deux côtés, c’est-à-dire, a priori, d’aucun particulièrement. Ce qui se crée, ce n’est pas des groupes bien délimités et disjoints deux à deux, mais des parentèles, groupements assez mal définis, aux contours indécis, centrés sur Ego et pas sur une ancêtre ou un chef, bref tout ce qu’il faut pour chagriner les amateurs de structures rigides. On est dans le flou, l’indéfini.
Finalement toute la théorie de la parenté dans ses prolongements véritablement sociologiques (notamment la théorie de l’alliance) s’appuie sur l’existence de groupes en perpétuité créés par la filiation unilinéaire. Sorti de là on n’a plus de théorie valable, malgré toutes sortes de manipulations et raisonnements. La filiation indifférenciée ce n’est pas de la filiation, elle ne produit pas automatiquement des groupes (lesquels peuvent se constituer mais sur d’autres bases), elle n’est pas un principe structurel ni un procédé mécaniquement efficient d’organisation.
Or la parenté indifférenciée, en tant que système terminologique, se trouve curieusement placée aux deux extrémités opposées de l’éventail des systèmes sociaux. Elle caractérise bon nombre de communautés anarcho-grégaires, les CCB de l’exposé précédent et d’autres petites communautés nomades, ainsi que des sociétés plus hiérarchiquement structurées non modernes, mais elle caractérise aussi les grandes sociétés industrielles modernes. Nous sommes en présence d’une question nos résolue par l’anthropologie.
De la transcendance sociologique et de la servitude volontaire
Les systèmes sociaux ont besoin de groupes clairement définis et de transcendance. Ce sont deux ingrédients indispensables à la cuisine sociale. La transcendance est tout particulièrement nécessaire à la justification du pourvoir, une veille question que se posait le jeune La Boétie en 1549, dans un opuscule célèbre De la Servitude Volontaire. Comment expliquer que la majorité de la population se subordonne à une minorité, voire à un seul homme (le roi) ? Il faut qu’elle acquiesce, que ce soit de son plein gré. Or, pour obtenir l’accord des asservis il faut que leur asservissement leur apparaisse juste et nécessaire. Dans ce but une grande campagne publicitaire, apparemment efficace, a été mise en place depuis le Néolithique. Beaucoup d’institutions ont contribué à cette campagne, mais parmi les principales deux en particulier en ont été les financeurs et promoteurs, l’Eglise et l’Etat. Le moyen de cette promotion est la notion d’un principe transcendant aussi appelé sacré, saint, divin, souverain, suprême. Ainsi de la patrie, qui est sacrée, de la royauté, qui est divine, de l’Etat, qui est souverain. Il n’est nul besoin d’être dans une théocratie pour avoir de la transcendance. L’Etat le plus séculier est complètement imprégné de transcendance. La communauté nationale est une entité imaginaire, comme l’a montré B. Anderson dans un traité fameux, et le transcendant participe bien entendu de l’imaginaire pur, comme je l’ai déjà dit. Le groupe (ici la nation) est vu comme une communauté unie et délimitée de personnes. Il s’agit d’une fiction car cet ensemble n’a aucune réalité concrète, en tant que communauté réelle, en tout cas dans une nation moderne ou dans tout groupe dont l’effectif est de l’ordre du million d’individus. Mais cette fiction est nécessaire et la propagande étatique fait tout pour la rendre crédible. Pour que cette pure fiction puisse fonctionner comme système normatif et par suite, dans la pratique, entraîner l’obéissance, il faut lui attribuer une essence extérieure aux agents concrets (les personnes), la situer dans une sphère abstraite, supérieure, douée de permanence. Tout cela confère à l’entité souveraine des attributs divins : l’immortalité à l’instar des corporations de Maine et, surtout, une puissance qui s’exerce directement sur les consciences. La notion de souveraineté est une formule qui appartient au même outillage mental. Elle est le pouvoir divin sous la forme dissimulée de pouvoir politique et séculier. Ainsi se noue le lien très solide du pouvoir et de la subordination, à l’intérieur d’un processus d’aliénation, une notion tout à fait pertinente dans ce contexte ontologique qui fait dériver l’identité personnelle d’un autre (en latin alius) : Dieu, Roi, Nation, etc.. L’aliénation en effet n’est que la transcendance vue du côté des sujets (dont l’essence est aliénée par l’entité transcendante). La souveraineté est l’aliénation vue du côté du pouvoir (qui aliène l’essence des dominés).
Ces considérations peuvent paraître un peu trop philosophiques. Regardons alors plutôt des processus à l’œuvre dans l’histoire et l’ethnographie.
Symbolique de la souveraineté : Les deux corps du roi
Un exemple est fourni par la figure des « deux corps du roi », un thème étudié par Ernst Kantorowicz, historien allemand qui publia un livre célèbre avec ce titre : Les Deux Corps du Roi, et avec le sous-titre: Etude sur la Théologie Politique au Moyen Âge (Princeton, 1957). L’idée d’une « théologie » sous-jacente à l’idée de pouvoir politique et d’Etat est tout à fait pertinente même pour un Etat laïque. Dans cet ouvrage Kantorowicz montre que dans la théorie des monarchies anglaise et française du moyen âge, le roi a deux corps, l’un est naturel et mortel, l’autre est politique, mystique et immortel. Ce second corps représente (incarne, symbolise) la souveraineté de la communauté, le royaume. La personne du roi contient donc deux corps distincts, dont l’un meurt, l’autre pas. D’où l’expression « Le roi est mort, vive le roi » qui signifie : le corps naturel du roi est mort mais son corps mystique, incarnation du royaume, vit toujours. Selon cette théorie, le roi n’est pas divin mais il incarne un principe de nature divine et sacrée qui n’est autre que le royaume et la souveraineté royale. Voilà donc un vrai tour de force : tout en reconnaissant que le roi (personne de chair et d’os) était une personne comme les autres, il fallait le présenter comme une personne différente de toutes les autres (puisqu’il était porteur du principe de souveraineté) et il a donc fallu lui inventer un « second corps ». Notons que tout ce dispositif, aussi incongru fût-il, était entouré du plus grand respect et fournissait à la continuité du pouvoir politique du souverain une justification acceptable. A la Renaissance on va inventer un autre subterfuge : créer une effigie du roi très ressemblante, faite à partir d’une empreinte de la face du roi décédé. Lors des obsèques royales de François 1er, cette effigie se substitute complètement au corps charnel qui est enterré nu (et non plus recouvert des habits et des armures des rois du moyen âge) (B. Schnepel, Twinned Beings, IASSA, Göteborg, 1995). L’effigie est dès lors vénérée pour elle-même et représente la continuité du pouvoir royal à travers la succession des personnes royales mortelles. L’expression « le roi est mort, vive le roi » est directement issue de ce rituel qui utilise une effigie de cire et d’osier effectivement plus durable que le corps putrescible du défunt. Nous sommes en plein fétichisme. Mais nous sommes aussi au cœur du thème développé par Kantorowicz, à savoir la fiction de la royauté « en tant que corporation immortelle » (id. p.88)
L’évocation du fétichisme n’a ici rien d’arbitraire. Schnepel étudie deux autres institutions qu’il met en parallèle avec l’institution des deux corps du roi. Dans la royauté africaine des Shilluk, l’institution comporte une représentation du corps royal semblable à celle du moyen âge européen dans la mesure où la personne du roi contient les deux corps, le divin et le mortel. Mais pour les Shilluk le roi est divin. En Inde, dans l’Orissa, le roi est représenté avec un corps à la fois divin et mortel, mais le dédoublement se fait au moyen d’une effigie qui le figure en tant que représentant du dieu. Ces trois sociétés très éloignées dans l’espace et le temps ont été confrontées au même problème et l’ont résolu de façon plus ou moins équivalente. Il s’agissait à la fois de poser le principe transcendant de la souveraineté royale, éternelle, et la finitude du corps naturel royal, éphémère. Les solutions proposées étaient de postuler la présence de deux corps dans la personne royale, ou de le dédoubler par une effigie. Tout ce folklore exotique et moyenâgeux se prolonge dans les notions de souveraineté qui dominent l’Etat laïque moderne sans qu’on puisse savoir ce qui est le plus souverain de l’Etat, du peuple ou de la nation. La Révolution française n’a fait, c’est bien connu, que transférer la souveraineté royale à la nation (F. Furet & M. Ozouf , Dictionnaire Critique de la Révolution Française, Paris, Flammarion, 2007, p. 483 et suiv.). Rousseau situe la souveraineté dans « la personne collective du corps des citoyens dans son entier » (id. p. 490) où l’on retrouve la corporation dans son aspect de personne morale.
Au fond la souveraineté royale qui s’incarnait dans une personne posait moins de problèmes métaphysiques que la souveraineté populaire qui s’incarne on ne sait pas dans quoi exactement : ses représentants, l’Etat, la République, la constitution, l’ensemble des citoyens, le peuple? Quitte à avoir une « personne morale » souveraine, autant avoir une « personne physique » pour la représenter. La monarchie est très économique sur le plan symbolique, la République beaucoup moins. On comprend pourquoi nos amis britanniques, qui sont au fond des gens très pragmatiques, tiennent à garder leur reine.
Des origines de la souveraineté : les morts d’accompagnement
Je ne fais qu’évoquer ici très brièvement un autre phénomène très intéressant et sans doute très important dans l’histoire de l’idée de transcendance sociale et de souveraineté et, plus largement, dans l’émergence de l’idéologie de pouvoir. Il s’agit de morts volontaires par suicide ou immolation que l’archéologie a mis à jour en de nombreux endroits du monde, à l’aube de la création des empires, en Chine, au Japon, en Inde, dans les steppes d’Asie Centrale, en Mésopotamie, en Egypte, en Afrique subsaharienne, en Amérique du Nord (côte nord-ouest). Ce phénomène des « morts d’accompagnement », que l’anthropologue Alain Testart a examiné et théorisé de façon convaincante, présente une institution tout à fait intéressante pour comprendre le développement du lien de fidélité, lien qui caractérise aussi la société seigneuriale. Des personnes libres, et non des esclaves, parents ou personne non apparentées, mais faisant partie de l’entourage d’un chef ou d’un personnage puissant, suivaient dans la mort, volontairement, le décès de ce chef ou de ce maître. Le suicide des veuves en Inde en est une illustration bien connue. Les figurines humaines dans les tombes impériales en Chine rappellent cette coutume. Il s’agit d’une manifestation de dépendance personnelle poussée à l’extrême mais qui ne s’inspire pas de l’Etat. Or il est vraisemblable que ces liens de dépendance personnelle et volontaire à l’égard d’un chef ont préfiguré un lien de dépendance à l’égard d’une institution impersonnelle représentée par un monarque, par l’Etat ou par une bureaucratie.
Ce phénomène de dépendance personnelle n’existe pas au paléolithique, il apparaît donc tardivement puis disparaît quand se mettent en place les grandes structures étatiques. Il est également indépendant de l’esclavage et ne constitue pas un sacrifice. Tout nous pousse donc à croire qu’un lien de fidélité personnelle s’est mis en place à un moment de l’histoire pour préparer l’émergence d’une forme plus abstraite de dépendance et celle d’un lien de dépendance impersonnelle à l’égard d’une entité comme la fonction impériale ou la nation. La notion de transcendance s’applique dès le départ puisque les personnes qui s’immolaient à la suite de leur chef le suivaient dans l’au-delà où elles continuaient à le servir. Un au-delà, une vie après la mort, et donc une eschatologie sont les prérequis de cette opération qui suppose ainsi des croyances de type religieux.
Des sociétés sans groupes ?
Nous avons vu que la notion de groupe à caractère de personne morale ou corporation était un élément-clé pour définir une organisation sociale et que, à défaut, on n’obtenait qu’une non-entité, « une simple collection d’individus » au dire des savants. Il se trouve que bon nombre de communautés indigènes dans le monde présentent un faciès particulier en cela qu’elles ne contiennent aucun groupe structuré et permanent, hormis la famille nucléaire ou l’unité domestique –laquelle d’ailleurs est souvent instable ou de courte durée–. J’ai moi-même travaillé dans une communauté de ce type, des groupes semi-forestiers d’essarteurs du sud des Philippines, égalitaires et non violents, chez qui deux formes de groupes ou groupements seulement sont observables (Macdonald 1977, 2007). La famille domestique habituelle (père, mère et enfants avec l’addition éventuelle d’un membre supplémentaire) et le groupe local, petit ensemble d’habitations souvent dispersées. Ce groupe a fait l’objet de multiples observations et recensement sur une période de plus de trente ans et révèle une structuration faible, un effectif fluctuant et une composition imprévisible d’une année sur l’autre. Sa situation géographique même change au cours du temps et il peut disparaître complètement au bout de quelques années. Il n’a pas de chef à proprement dit, ni ne repose sur des règles précises de recrutement, autres que la parenté (mais celle-ci offre des choix multiples). Le voisinage spatial et si possible la présence d’un ancien, juge de droit coutumier et/ou guérisseur, ainsi que le face-à-face de ses habitants qui s’entraident et interagissent de différentes manières, (pour des discussions, des fêtes, des rituels, des chasses, des pêches, des activités agricoles, des séances de musique et de danse ainsi que la diffusion de nouvelles et racontars ) lui confèrent une réalité concrète et vécue, mais aucune réelle base juridique, politique ou structurelle. Dans cette culture qui n’a pas de groupement de parenté en filiation unilinéaire (pas de clan ou de lignage), aucune catégorie ou classe sociale, on se rapproche d’une situation critique (critique pour les théoriciens classiques s’entend) caractérisée comme « simple collection d’individus » vivant dans un état d’anarchie. Après avoir déploré ce fait moi-même pendant de nombreuses années, j’ai fini par l’accepter et à théoriser ce type d’organisation comme anarchique, non sociale et basée sur des liens interpersonnels en lui appliquant le terme anglais de « fellowship ». C’est ce que j’entends par l’expression sans doute maladroite « d’ensemble anarcho-grégaire » ou de « collectif anarcho-grégaire ». Avant de le faire, je me suis cependant avisé que ce type de formation dénuée de groupement stable avait fait l’objet de rapports ethnographiques ailleurs dans le monde.
Un ethnologue français, Henri Labouret, avait rapporté dans les années 1920 la présence d’un groupe ethnique africain, les Lobi, qui n’avaient « ni chef, ni village, ni tribu » (Werner 1933 : 21) à tel point qu’on était tenté de déclarer qu’ils n’avaient « aucune organisation sociale » (id.). En Amérique du Sud, l’ethnologue Peter Rivière qui avait étudié des Indiens de Guyane en avait conclu que leur société se réduisait à « guère plus qu’un agrégat de relations individuellement négociées » et l’auteur d’un compte-rendu sur cette monographie (Goldman 1986) s’était exclamé : « Pour des sociétés construites de façon aussi minimaliste il nous faudrait vraiment inventer une anthropologie spéciale » ! Gregory Bateson, en Nouvelle Guinée, avait examiné une ethnie, les Baining, qu’il avait déclarés « inétudiables » ( !) car leur culture ou leur organisation sociale ne pouvait se traduire dans « aucune formulation possible » (Fajans 1997 :3). Un petit groupe de chasseurs cueilleurs de la Péninsule Malaise, les Chewong, décrits par l’anthropologue norvégienne Signe Howell, avaient suggéré la réflexion suivante à l’auteur d’un compte-rendu : « en l’absence de tous les traits ou presque d’une organisation sociale » on ne pouvait utiliser une approche classique (orthodoxe) laquelle ne pouvait rendre compte de leur organisation (Gell 1985 :36). D’autres cultures sont dans ce cas. Les Inuit ont ainsi été décrits comme possédant des réseaux et cercles centrés sur Ego mais pas de groupes permanents (Hippler 1974: 260,Kublu, A. and Oosten, J. 1999: 75-76). On peut multiplier les exemples. Les CCB déjà cités font partie de la liste et le seul groupement qu’on peut leur assigner, la bande, est justement cette entité vague aux contours et au contenu fluctuant, dépourvue de chef, sans règle fixe de composition, à l’effectif variable, constamment soumise aux caprices d’une fission-fusion aléatoire.
Ces différents cas, étonnants et inassimilables par la théorie anthropo-sociologique, n’ont pas, comme on aurait pu s’y attendre, provoqué de tentative de théorisation ou d’explication. On n’avait pas affaire à des sociétés, à des ensembles structurés, des organisations sociales mais il s’agissait pourtant de vraies communautés. Que dire alors? De fait, le problème a été ignoré. On a pensé peut-être qu’il s’agissait de cas trop exceptionnels ou d’erreurs ethnographiques. Ou alors on n’a pas pris sérieusement en compte ces groupes inclassables, tant il paraissait impossible que des communautés stables et douées d’identité culturelle, avec une langue et des coutumes propres, se reproduisant génération après génération, pussent se maintenir et survivre sans une organisation sociale minimalement basée sur des groupes repérables et structurés. Pour ce qui est des CBB, on leur a certes assigné une place, tout en bas de l’échelle de complexité sociétale, une place où ils étaient réduits au statut de protoplasme social, sorte de soupe originelle d’où étaient sorties les formations structurées et sérieusement organisées par on ne sait quel miracle. Ajoutez à cela leur mise à l’écart de principe pour cause de postcolonialisme et le mépris où étaient tenus leurs admirateurs ridiculisés en tant que rousseauistes naïfs, et on comprend l’impasse où se trouvaient ces études.
Immanence et théorie des ensembles anarcho-grégaires
L’un des anthropologues qui a tenté de donner un statut à ces communautés particulières était l’ethnologue français Pierre Clastres, disparu prématurément. Il se situait dans une courant de pensée anarchiste et, tout comme Kropotkine, était l’un de ceux qui accordaient à l’idée d’anarchie une valeur autre que celle de chaos et de folle utopie. Son idée que j’ai déjà mentionnée était de voir dans ces groupes des formations allergiques à tout ce qui conduisait à une structure étatique. Il a également proposé l’idée qu’un fossé infranchissable séparait ce genre de société de toute société étatique et qu’il y avait solution de continuité de l’une à l’autre. Il n’a pas pu, ou pas eu le temps, de valider ses arguments par des études suffisamment approfondies et de toute façon sa voix a été vite étouffée par la pensée dominante marxiste (donc étatique) et structuraliste de l’époque (années 60 à 90) en France. Mais son intuition était fondamentalement juste et rejoignait un postulat ancien en ethnologie et anthropologie admettant une radicale différence entre « primitifs » et « civilisés » . Seulement cette radicale différence n’a sans doute pas été conceptualisée de façon adéquate et n’a pas été retenue dans tout le courant de l’anthropologie de la seconde moitié du 20ème siècle. Plus récemment des anthropologues anarchistes comme Stanley Diamond ou David Graeber, ont retenu et fait revivre cette distinction en posant l’anarchie comme principe viable d’organisation.
En ce qui me concerne, j’ai développé devant vous les arguments théoriques qui permettent d’envisager ces groupes ou collectifs comme des organisations radicalement distinctes de, et fonctionnant sur des principes opposés aux organisations sociales telles qu’étudiées par les socio-anthropologues. J’ai parlé du principe du partage comme une anti-réciprocité et de l’égalité comme principe moral et fonctionnel spécifique. J’ai dans cet exposé indiqué les raisons qui font que le social est fondé sur la transcendance. Les organisations anarcho-grégaires, quant à elles, ignorent cette transcendance et font de l’immanence le style propre de leur cohésion. En cela l’immanence appartient à la troisième dimension et celle qui exhibe le mieux l’élément commun aux trois: le « lien grégaire faible ».
Si ce lien est le seul qui assure la cohésion du groupe et tout particulièrement la coopération, il doit par définition être renforcé. Ce lien interpersonnel ne s’appuie sur aucune dimension transcendante (ou jugement transcendental comme le suggère M. Bloch, 2008, « Why religion is nothing special but is central » Phil. Trans. Soc. B, 363, 2055-2061) mais sur l’appréhension de l’autre dans sa totalité existentielle, c’est-à-dire non pas sur un statut mais sur une personne. Les modalités de cette opération (le renforcement du lien faible) sont d’un ordre complexe, à la fois psychologique et cognitif, qui fait appel à toutes les manières qu’ont les êtres humains de créer entre eux un rapport volontaire, bienveillant et coopératif. J’ai appelé cela les « conditions de félicité de la vie collective » .
Conditions de félicité
Cette expression vient de la linguistique où elle désigne les conditions qui permettent la bonne transmission d’une information (par exemple que les deux locuteurs parlent la même langue, qu’ils aient un savoir partagé et pertinent pour l’information transmise, qu’il n’y ai pas trop de « bruit », etc.). J’utilise cette expression avec un sens voisin et en référence aux conditions qui permettent aux relations interpersonnelles de se former et de se stabiliser. Le sens littéral de « félicité » est mis à profit pour indiquer des sentiments de satisfaction et de plaisir ressentis dans l’interaction. L’idée principale reste du domaine, disons, de l’ethologie: pour coopérer, ou simplement coexister sans conflits excessifs il est nécessaire que les individus manifestent des dispositions réciproques rassurantes, bienveillantes même, voire productrices d’un état euphorique . Ces conditions doivent être remplies dans la mesure où les sujets sont autonomes (capables à tout instant de se retirer de l’interaction) et où les liens sont faibles (c’est-à-dire volontaires et impermanents). Il est nécessaire en effet, pour que des liens faibles tiennent les acteurs entre eux, de les renforcer et de les réparer constamment. Il faut faire une corde avec plusieurs torons. Ou, si l’on préfère la métaphore de la colle à celle de la corde, mettre beaucoup de colle. Cette colle ou ce ciment, dans une communauté de type anarcho-grégaire, est le principal liant permettant à une communauté de se stabiliser sur une période de temps (pas forcément très longue, mais assez pour rendre possible une période de vie commune ou des actions communes). Pour dire les choses simplement, il faut que les personnes s’entendent bien et se plaisent au moins un peu pour vivre ensemble, pour partager des projets et des activités.
Comment Homo sapiens fait-il cela ? C’est un des domaines où sa spécificité est la plus marquée. Les hominoïdes non humains comme les chimpanzés et le bonobos jouent, partagent la nourriture, s’épouillent, se caressent, pratiquent le coït et vont jusqu’à organiser de vrai carnavals. Les humains ajoutent à ces activités un incroyable répertoire de comportements très complexes et sophistiqués, en faisant usage de grimaces faciales, de paroles, de postures corporelles, de la production de musique et de danse, d’actes ritualisés de toutes sortes. Le rire et l’humour (le propre de l’homme a-t-on dit) sont concernés au premier chef mais le rôle de la musique et de la danse (on pense aux polyphonies baka ou !kung, et à toutes les musiques qui créent de la convivialité en toutes sortes d’occasion) est primordial dans tous les sens du terme.
L’ethnomusicologue anarchiste Charles Keil a ainsi développé l’idée de grooving (au sens de se caler sur des rythmes synchronisés mais légèrement décalés, s’harmoniser à partir d’un rythme syncopé, « in synch but slightly out of phase ») comme une dimension ontologique fondamentale puisque nous nous sommes tous développés à l’intérieur de ce tambour qu’est le ventre maternel (C. Keil & P. Campbell, 2010, Born to groove, manuscrit multicopié). Le fœtus perçoit non seulement le battement du cœur de sa mère mais aussi sa voix quand elle parle ou chante. Il se forme ainsi sur une matrice précognitive de nature auditive et percussive. Le partage de rythmes et de voix est certainement, avec la danse, l’un des moyens les plus efficaces pour synchroniser des cinesthésies primordiales entre individus et former du lien collectif de type communitas.
Pour les Pygmées Mbuti qui considèrent la forêt comme une mère protectrice et nourricière, la relation se fait par la voix et par l’oreille. Turnbull, leur ethnographe, relate à ce sujet l’histoire suivante : un des compagnons mbuti de l’auteur s’était mis à danser, tout seul, une nuit de pleine lune, sur le terrain de jeu des enfants. A la question de l’auteur il répondit : « Je danse avec la forêt, je danse avec la lune ». (C. Turnbull in A. Montagu,1978, Learning Non-Aggresssion, New York : Oxfor University Press, pp. 165-6 ). L’importance de la musique et de la danse chez les Mbuti est consciemment mise en avant car elle participe d’une ontologie de l’homme et de la nature qui procède par cercles concentriques, du ventre maternel, à la hutte, au village, et à la forêt. A chaque cercle est associé un type de musique et de danse, des berceuses chantées en solo par la mère jusqu’aux polyphonies et danses qui marquent les autres étapes de la vie. Ainsi se créent, dans une activité musicale joyeuse et collective, non seulement un état de positivité et de confiance chez l’individu, mais aussi une harmonie et une confiance entre individus.
Le rire et l’humour de leur côté ont été étudiés récemment par des anthropologues, notamment des américanistes qui ont fait un beau livre sur ce sujet et ont enfin compris que pour une certain nombre de groupes humains ces manifestations de convivialité joyeuse étaient non pas du domaine purement décoratif et accessoire, mais formaient la base de leur socialité (je dirais plutôt ici grégarité). La sociologie et l’anthropologie avaient évacué (ou du moins minimisé) cette dimension ludique parce que ce genre de considérations manquait du sérieux nécessaire au traitement d’une nature humaine résiduellement mauvaise, égoïste et compétitive, morfondue dans son exil post-édénique, principalement adonnée à des corvées pénibles, faisant la guerre plus que l’amour, incapable de survivre sans être commandée, et donc laissant peu de place à la légèreté de l’être. Mais surtout parce que le concept de grégarité humaine leur échappait totalement.
Conditions de félicité dans les sociétés hiérarchisées et modernes
Dans les sociétés imbues de hiérarchie et répressives à l’extrême, comme l’était le Japon médiéval, des espaces de convivialité ont été aménagés et institutionnalisés. Il en allait ainsi des arts za qui réunissaient sans distinction de classe ou d’origine sociale des amateurs passionnés par la poésie ou des arts particuliers . La cérémonie du thé, rituel emblématique de la culture japonaise, est issue de ces arts et petits cénacles d’amateurs qui rejetaient temporairement les hiérarchies et s’assemblaient dans un but ludique et artistique, non sans une connotation religieuse en ce qui concerne la cérémonie du thé. Ces évènements qui permettent à la grégarité de s’exprimer pleinement, en-dehors des normes sociales rigides caractérisées par la réciprocité, la dette, la dominance, la hiérarchie et la transcendance, ont reçu le nom de « zones d’autonomie temporaire, ZAT », nom donné par l’historien et auteur anarchiste P. Lambourn Wilson (alias Hakim Bey). Ces ZAT (ou TAZ en anglais) peuvent être des diners ou pique-niques entre amis, des moments de convivialité dans une fête, des randonnées en groupes, ou tout autre activité collective qui n’engage aucune transcendance, aucun engagement à long terme, qui se fait sur une base volontaire, dans l’égalité entre participants, et procure du plaisir, du bonheur même.
Ces ZAT peuvent être institutionnalisées et acquérir un statut permanent ou occasionnel. On obtient alors diverses sortes de communautés enclavées : celles qui se forment pour mener un type de vie collective communautaire, de type post-hippie et new age (Rainbow Family, Burning Man), ou de type fouriériste. Participent également des formations anarcho-grégaires les mouvements anarcho-syndicalistes, des ordres religieux, comme les Franciscains, des communautés pseudo-ethniques territoriales comme celle des Cosaques, et d’autres rassemblements dans des refuges géographiques, notamment les communautés d’esclaves réfugiés Marrons, ou des communautés historiques comme les ports de pirates des côtes barbaresques des17ème et 18ème siècles, ou encore les montagnards d’Asie du Sud-Est (selon J. Scott -cit.) . En font partie aussi des associations à but thérapeutique comme les Alcooliques Anonymes (un mouvement non religieux et anarchique né aux Etats-Unis). Les communautés post-catastrophiques (R. Solnit –cit.) possèdent les traits caractéristiques de communautés de ce type ; elles sont spontanées, volontaires, égalitaires, solidaires et heureuses. Elles sont en général vite réprimées par les appareils étatiques qui ne comprennent ni ne tolèrent l’anarchie.
La grégarité prend aussi une forme bien connue en anthropologie sous la forme des carnavals qui sont clairement des manifestations anti-sociales dans la mesure où elle développent l’élément grotesque qui inverse les valeurs hiérarchiques, comme l’a si bien expliqué l’historien et critique littéraire russe Mikhail Bakhtine . Ces manifestations ont été théorisées par l’anthropologue Victor Turner qui les a qualifiées d’anti-structure et les a rangées dans la catégorie plus vaste des rites d’inversion dont font partie les « rites de rébellion » des royautés africaines. Ces phénomènes qui bouleversent l’ordre social temporairement, ou le subvertissent symboliquement, sont également caractérisés par la communitas, c’est-à-dire un état collectif fusionnel. On reste bien dans le champ de la grégarité, à savoir les relations volontaires d’individus autonomes, sur un plan de stricte égalité et marqués par l’immanence et l’immédiateté. La grégarité humaine a ainsi de multiples formes d’expression et constitue un champ d’études et d’investigations inépuisable.
Conclusion générale
J’ai donc tenté de présenter, dans cette série d’exposés, les arguments qui permettent d’asseoir une théorie de la vie collective sur les deux bases de la grégarité et de la socialité. Je fais l’hypothèse qu’il s’agit de deux branches divergentes dans l’évolution du comportement de Homo sapiens et que la branche sociale s’est séparée du tronc commun à une époque récente, à un stade du paléolithique moyen ou récent, mais certainement avant l’avancée du néolithique et de l’explosion démographique et de l’urbanisation qui ont marqué l’histoire des huit à dix mille dernières années. Cette période post-paléolithique a été suffisamment longue pour ancrer des comportements sociaux et même les inscrire dans le patrimoine génétique , mais pas assez pour éradiquer la matrice grégaire dans laquelle l’humanité s’est constituée sur deux cents millénaires. Je fais l’hypothèse que cette matrice contient l’essence de notre moralité et du sens que nous donnons à notre existence. Elle est constamment réprimée par la matrice sociale mais continue à s’exprimer dans de multiples formes qui privilégient la part hédonique, égalitaire, bienveillante, non-violente et musicale de Homo sapiens. Nos sociétés modernes, dans les meilleurs des cas, lui laissent quelque latitude ou tentent de s’en accommoder. Je crois qu’on peut voir à l’œuvre dans ce qu’on appelle les démocraties ce compromis très instable et toujours remis en question entre l’égalité et la hiérarchie, le partage et la réciprocité, l’immanence des relations interpersonnelles et la transcendance de la corporation. De mon point de vue, les démocraties sont l’expression de la lutte du social contre lui-même et constituent, par un retour paradoxal à l’anarcho-grégarité primordiale, une sorte de régression évolutionnaire. Mais il n’est pas possible de faire en sens inverse la marche de l’évolution de l’espèce. Il faudra donc trouver des moyens de concilier ou dépasser cette dichotomie fondamentale.