2e Conférence
[diapos 1 & 2]
J’ai essayé d’établir dans le cours précédent l’existence d’éléments primitifs dans le comportement collectif humain, éléments que nous devons à notre phylogénie d’hominidés. Je suis donc entré en matière en passant par la porte de la primatologie et de la paléoanthropologie, en regardant vers notre passé à l’échelle de l’évolution biologique. Cette voie a en quelque sorte été bloquée par notre épistémologie qui soude le postulat empiriste au postulat collectiviste. Je vais maintenant explorer le même domaine (celui du comportement collectif de l’homme) en passant par la porte de l’ethnographie et de l’ethnologie comparée, non plus en étudiant les autres primates mais les communautés humaines contemporaines, en tout cas certaines d’entre elles.
Trois faisceaux d’éléments semblent se détacher comme candidats à la fondation de la socialité et/ou grégarité humaine. Ces trois faisceaux d’éléments correspondent à trois grandes notions qui circulent dès le départ dans les sciences sociales comme particulièrement saillantes (douées d’une pertinence supérieure): la notion de groupe, celle de rang (de hiérarchie, de statuts) et celle –que nous allons examiner maintenant—de don ou de réciprocité [diapo 3]. Les deux premières notions renvoient à des structures statiques, la troisième à une dynamique, ce qui fait d’ailleurs tout son intérêt.
L’IMPORTANCE DU DON ET L’HERITAGE MAUSSIEN.
L’essai de Marcel Mauss sur le don, publié en 1925, est l’un des textes les plus justement célèbres et influents de la littérature anthropologique. Ce texte ne doit pas son succès au seul fait que le don, l’échange et la distribution des biens matériels sont des phénomènes universellement présents, mais dans son apport théorique aux sciences humaines. En effet, il fournit un schéma théorique de base pour l’organisation des relations humaines. D’autres anthropologues (par exemple Godelier 1996 : 69) y ont justement vu une sorte de « contrat social » primitif : outre les transactions d’objets matériels que ce schéma permet de comprendre il instaure aussi un modèle plus général pour les relations sociales. L’entreprise de Lévi-Strauss de fonder le social sur l’exogamie (l’échange ou la circulation des femmes entre groupes) part exactement de la même idée (Lévi-Strauss, 1949).
Celle-ci consiste à faire tenir le processus du don et de l’échange dans trois « obligations » : celle de donner, celle de recevoir et celle de rendre (réciproquer). Cela ressemble un peu aux trois moments du moteur à combustion : la compression, la combustion et l’expansion. Comme lui le don est un véritable moteur de l’action sociale. Il fait bouger et se mouvoir les choses et aussi les acteurs, en boucle, indéfiniment.
Ainsi :
A donne à B
B reçoit
B rend à A
Dans le schéma maussien ces trois temps sont obligatoires : il faut donner, on est obligé d’accepter le don, il faut ensuite le rendre. Mais comme celui qui a donné est celui qui reçoit, il faut qu’il donne à son tour. Le cycle recommence. Il est possible d’envisager différentes variantes comme la redistribution ou les échanges en circuits (A donne à B qui donne à C…qui donne à A) [diapo 4]. La réciprocité peut être directe et immédiate ou indirecte et différée, elle peut être simple ou généralisée. Les formes et les modalités varient mais le principe de la réciprocité demeure. En quoi consiste alors ce principe ? Dans la relation asymétrique qu’il a instauré entre les acteurs: le donateur jouit d’une supériorité (permanente ou temporaire) sur le donataire. Celui qui reçoit contracte une dette à l’égard de celui qui a donné. Cette dette le place dans une situation d’infériorité (d’obligation comme on dit) qu’il va corriger en retournant la chose donnée ou son équivalent. La restitution rétablit l’équilibre mais une légère inégalité en plus dans le don en retour rétablit l’asymétrie. Le donateur initial devient donataire et doit à son tour rembourser. Et ainsi de suite.
A donne à B : A>B
B reçoit : BA
Nous avons là un modèle général qui permet de comprendre les relations entre les acteurs du jeu social. Or ce qui est au fondement de ce modèle c’est l’asymétrie. Il existe une inégalité au coeur de la relation. Cette asymétrie est en soi un principe moteur : l’« obligation », ce qui met en mouvement les choses en les reliant.
Le modèle maussien du don, qui a été validé par tous ses successeurs, repose donc sur deux idées : 1. l’inégalité ou l’asymétrie entre donateur et donataire et 2 ; une mécanique ou une forme d’automaticité dans les comportements. Le modèle maussien est strictement « social » : il applique une logique de la relation d’ordre (hiérarchie) et de la mécanique des gaz (moteur à combustion) transposée en une mécanique des actions.
RECIPROCITE, ECHANGE ET REDISTRIBUTION
Marcel Mauss ne faisait pas reposer ses hypothèses sur de pures conjectures. Il partait de faits réels observés par les ethnographes et deux institutions indigènes l’ont particulièrement inspiré : une conception mélanésienne de l’esprit dans le don, ou théorie du hau, et le potlatch. La théorie du hau pose qu’il y a dans la chose donnée un esprit, une force, le hau, qui oblige l’objet donné à revenir à son point de départ. Le potlatch quant à lui est une institution caractéristique des sociétés indiennes de la côte Nord-Ouest de l’Amérique du Nord (Californie et Colombie Britannique) qui consiste à donner de façon ostentatoire et compétitive des richesses afin d’établir une supériorité de statut. Chaque donateur tente de surpasser l’autre et celui qui donne plus est vainqueur. Cette course à d’extravagantes prodigalités aboutissant à la ruine du donateur était intéressante parce qu’elle remettait en cause une théorie strictement utilitaire du don et de l’échange. Ce qui était recherché, très clairement, ce n’était pas un profit matériel mais social. Pour le hau, il mettait en lumière, dans une théorie indigène, une autres propriété du don, à savoir la dynamique même dont nous avons déjà parlé et la triple obligation de donner, recevoir et rendre, ou si l’on veut, la nécessité de la circulation des biens. Ainsi, des transactions portant sur des biens pouvaient aussi concerner, au premier chef, des statuts ou plus fondamentalement encore du lien social et reposer de surcroît sur une logique propre, douée d’une force contraignante, indépendante de la volonté des acteurs. Comme l’a écrit Lévi-Strauss la « nature synthétique de l’échange » transcende le don en partenariat social.
Un anthropologue américain, Marshall Sahlins, a développé à partir de ces constats un modèle un peu plus perfectionné et qui a fait, et fait toujours, autorité en la matière. Dans un article de 1965, ce chercheur a mis en rapport les distances sociales et les modalités de la réciprocité. Il pose ainsi qu’une réciprocité peut être négative, positive, ou équilibrée. Au sein de la famille conjugale ou nucléaire on donne sans compter (à ses enfants, son conjoint, etc.). Sahlins appelle cela la réciprocité généralisée. Avec des étrangers au contraire on tend à donner moins, et à tirer plus de la transaction, comme dans le marchandage, et même, le vol. C’est la réciprocité négative. Au sein de la communauté (village, lignage, clan) on donne autant qu’on reçoit, c’est la réciprocité équilibrée (Sahlins, 1965: 145-149) [diapo 5]. Le raisonnement est simple : plus la personne est proche, plus on est généreux, plus elle est éloignée, plus on est pingre ou cupide, c’est selon. Mais la mise en parallèle des deux séries (la série économique et la série sociale) est élégante et susceptible de validation par l’observation. Ce n’est pas tout cependant.
Il existe un autre type encore de réciprocité appelée « pooling » ou redistribution. C’est le schéma déjà vu [diapo 4]. Dans ce cas il y a une centralisation (les prestations vont au même point) puis redistribution à partir de ce point. Sahlins y voyait à l’œuvre le même principe de réciprocité (1965: 141). Au lieu qu’elle soit seulement dyadique elle est une combinaison d’actes réciproques dyadiques. Sur le plan social c’est le modèle même qui inspire celui de la chefferie et celui des impôts. Le chef ou l’Etat est celui qui reçoit, concentre les biens, pour les redistribuer ensuite de façon ou non équitable, cela dépend du type de société dans laquelle on se trouve. Là aussi la transaction portant sur des biens matériels recouvre un mécanisme relationnel et la mise ne place d’une structure sociologique.
Dans ce raisonnement toutes les transactions envisagées avec leurs diverses modalités (généralisée, équilibrée, négative, redistribution) reposent sur le même principe fondateur, à savoir l’asymétrie fondamentale créée par le don ou l’asymétrie structurelle qu’elle permet de renforcer. Le don s’accompagne donc toujours d’une dette qui est à la fois une obligation morale et la reconnaissance d’une asymétrie statutaire, même provisoire. Or Mauss, Sahlins et pratiquement tous les autres anthropologues ont manqué une autre dimension importante dans les transactions et les prestations ; cette dimension est celle du partage qui s’est dissimulée sous les traits du don gratuit ou de la générosité pure. On a confondu le partage comme forme de redistribution avec la réciprocité généralisée ou « pooling ». Ce n’est absolument pas la même chose.
LE PARTAGE
Dans le don et le principe qui l’anime, la réciprocité, un agent donne quelque chose à un autre agent. Ainsi se crée la dette. Dans le partage personne ne donne à personne [diapo 6]. Le mot « partage » est ambigu, notons-le tout de suite. Partager un bien possédé avec un tiers, c’est un don (partager un repas c’est inviter à sa table), mais partager le produit d’une activité c’est la diviser, la répartir, comme partager le gibier par exemple, ou couper un gâteau en parts. Le sens que je donne ici à « partage » est le second, pas le premier. Dans ce second sens, le partage ne présuppose pas la propriété. Dans le premier sens la propriété est toujours présupposée (on ne peut donner que ce qu’on possède).
C’est précisément ce second sens que les analyses de Mauss, Sahlins et d’autres laissent de côté. Il est possible en effet que cette énorme lacune soit due à ce que la notion de partage n’apparaisse pas du tout comme fondamentale dans nos sociétés et puisse être d’une certaine façon contre-intuitive. Elle suppose une absence de propriété au départ ou alors elle une sorte de don sans donneur. Cela fait penser au koan zen de l’applaudissement avec une seule main. Il faut aussi invoquer une autre raison expliquant en partie cette omission. Une bonne idée peut cacher une autre. Lorsqu’une science détient un modèle qui semble expliquer un grand nombre de choses de façon parcimonieuse et logique, on cesse de chercher ce qui pourrait manquer à ce modèle pour expliquer les choses encore mieux. Le modèle illumine le réel, mais laisse des zones d’ombre et peut faire écran à la partie qu’il n’éclaire pas.
Il est revenu à un anthropologue britannique, J. Woodburn, de donner toute son importance à cet aspect des choses (notamment Woodburn1998) tout en reprenant une idée émise avant lui (Price 1975). Ce spécialiste des chasseurs-cueilleurs qui avait étudié les Hadza de Tanzanie, a démontré que le partage ne pouvait en aucun cas être confondu avec de la réciprocité. Pour les Hadza et beaucoup d’autres chasseurs-cueilleurs, le chasseur, c’est-à-dire un pourvoyeur de nourriture pour le groupe dans son ensemble, n’est tout simplement pas le propriétaire de la proie. La gazelle tuée par lui est ramenée au camp et partagée entre tous selon des règles préétablies. En aucun cas il n’est le donateur. La viande apportée par le chasseur est mise à la disposition de groupe et chacun vient se servir ou est servi en fonction de règles préétablies.
La situation rappelle tout à fait ce qui se passe dans un diner entre amis. Le pain est coupé en tranches et mis dans un panier ; chacun se sert ensuite. Cette habitude de partage contraste avec la coutume rapportée pour les vieilles sociétés rurales où le maître de maison, le patriarche, coupait des tranches de la miche commune et les tendait à chacun à son tour, symbolisant par ce don l’obligation où étaient les autres membres du foyer à son égard. Le résultat matériel de ces deux opérations est peut-être le même (chacun a une tranche de pain) mais leurs significations respectives, symboliquement et socialement, sont aux antipodes l’une de l’autre. Dans un cas, le partage, tout le monde est égal, dans l’autre le donateur est supérieur aux autres, une asymétrie radicale est posée.
PARTAGE ET EGALITE
En ethnologie le partage et ses modalités ont fait l’objet de travaux récents (Kishigami, 2004; Fortier, 2001; Wenzel et al., 2000; Ingold, 1999; Woodburn, 1998; Bliege Bird and Bird, 1997; Peterson, 1993; Kent, 1993; Bird-David, 1990) portant majoritairement sur des chasseurs-cueilleurs (Ingold et al., 1988). Au nombre des contributions importantes il faut citer celles de Woodburn, 1982, Kaplan and Hill 1985, Testart, 1987. La notion même de réciprocité avait été d’ailleurs mise en cause (notamment par Narotzky et Paz, 2002; Meeker et al., 1986).
C’est donc à Wooddburn, le spécialiste des Hadza, que revient le mérite d’avoir été un des tout premiers à avoir mis en lumière aussi fortement la distinction entre échange et partage, notamment dans un article intitulé « Le partage n’est pas une forme d’échange ». Il n’y a pas en effet de réciprocité impliquée par la transaction : il n’y a pas d’obligation à rendre, pas de contre-don (Woodburn, 1998). Il est donc inadéquat d’appliquer la notion de réciprocité à cette forme de répartition des biens.
Un autre ethnologue spécialiste des Aborigènes australiens, Peterson, a avancé un autre concept tout aussi important qui est celui de « partage forcé » (« demand sharing »). Ainsi chez les Aborigène d’Australie le plus souvent la distribution de viande et d’autres commodités n’est pas amorcée par le propriétaire du gibier mais par les récipiendaires qui exigent du propriétaire ou qui obligent le propriétaire du bien par une forte pression à leur donner la viande ou le bien en question. Cette pratique ne concerne pas seulement la répartition de biens matériels mais s’étend aussi à d’autres aspects de la vie collective comme le pouvoir et l’autorité, l’autonomie et la relation sociale en général (Peterson 1993). Un point intéressant est que la notion ethnologique de « partage forcé » ressemble à s’y méprendre au concept utilisé par les primatologues de « vol toléré » pour décrire un aspect du comportement économique chez les primates non humains (Peterson, 1993: 861, Kaplan and Hill, 1985, Blurton-Jones, 1984, Bliege Bird and Bird, 1997:51).
Ces deux modalités distributive reviennent au même en ce qui concerne la réciprocité ou son absence. Dans un cas il n’y a pas de contre-don impliqué par le don initial, dans l’autre il n’y a pas de don initial parce que pas de donneur volontaire ou spontané, mais prise de force en quelque sorte. De la sorte il peut y avoir répartition du produit sans apparition de la dette. En conséquence l’inégalité qui accompagne la dette disparaît et en cela le partage est une forme d’assertion politique de l’égalité. Empiriquement on peut valider cela de plusieurs façons : le partage décourage l’accumulation de propriétés à l’avantage de quelques-uns (et donc promeut l’égalité économique), limite la dépendance, accroit l’autonomie personnelle, supprime ou limite la compétition, diminue la rareté des biens. A ce titre le partage est tout autant un « contrat social » que celui instauré par la réciprocité, mais un contrat égalitaire. Le partage apparaît donc comme un principe moral en soi. Comme l’écrit Woodburn « Ce qui importe c’est l’égalité ; le danger que représente l’inégalité apparaît comme plus important que le risque d’avoir faim. « (1998 : 50 – ma traduction). Le modèle maussien du don est un modèle de l’inégalité, celui du partage un modèle de l’égalité. L’un des corollaires de ce constat est que l’égalité est le résultat d’un dispositif ou d’actions volontaires et non pas une donnée de départ. Les hommes ne sont pas d’abord égaux et ensuite deviennent inégaux. Il y a un choix initial et chaque terme de l’alternative suppose une construction, un processus, un effort.
L’ethnographie renseigne très bien sur les dispositifs qui permettent à ce « transfert sans don » ou à ce « don sans donneur » d’exister. Ainsi plusieurs possibilités sont attestées [diapo 7] :
1. Le bien qui est transferré (le gibier par exemple) n’est pas la propriété de celui/celle qui l’a obtenu. Les Hadza, les Batek, les Aborigène australiens (certains) considèrent que le chasseur n’es pas le détenteur de la proie.
2. Le bien n’est pas approprié de façon permanente ou totale. Il peut y avoir plusieurs proriétaires (cas des Pintupi, australie).
3. Le bien est soustrait à son détenteur originel : soit par le don forcé soit par une forme de vol toléré.
4. Le bien n’est pas transféré à un autre individu en particulier ais à l’ensemble de la communauté (qui ensuite le partage).
Dans tous les cas la relation dyadique (A donne à B) est évitée, soit parce que la personne qui détient le bien ne le possède pas, soit parce qu’il ne le donne pas, soit parce que le transfert ne se fait pas vers une autre personne physique ou morale. Les choses se passent comme si le bien était reçu par la communauté –qui en est le vrai propriétaire– par l’intermédiaire d’une sorte de livreur ou transporteur du bien, un vecteur de translation et non pas un propriétaire. Le chasseur est simplement celui qui amène le gibier dans la communauté.
On peut, dans le tableau suivant [diapo 8], résumer les principaux temps des processus comparés de la réciprocité et des modalités de partage :
POSSESSION GAIN ACTION RECIPROQUE
1 RECIPROCITE Obligation de donner Obligation de recevoir obligation de rendre
2 PARTAGE SIMPLE Obligation de donner Droit de recevoir AUCUNE
3 PARTAGE VIA UN TIERS Pas de donateur Droit de recevoir AUCUNE
4 PARTAGE FORCE Pas de donateur Droit de recevoir AUCUNE
Dans la 3e ligne on a le cas d’une chose récoltée qui passe par une autre personne (parent, ancien) qui gère la distribution. Par exemple dans le cas des Palawan des Philippines, le chasseur qui a piégé ou tué un sanglier apporte la proie à son beau-père (père de la femme) et c’est ce dernier qui va partager la viande du sanglier entre parts égales distribuées à tous les foyers du groupe local et des groupes avoisinants. Le truc consiste en fait à faire comme si ce n’était pas un acteur humain mais la nature ou un acteur situé hors du champ social, un être surnaturel, qui soit le vrai donateur originel de la proie. Dans le cas des Palawan c’est le Maître des Sangliers qui donne un de ses « animaux domestiques », voire même un de ses « enfants » aux hommes. Chez les Nayaka de l’Inde étudiés par N. Bird-David, c’est la forêt ou la nature tout entière qui offre ses dons aux humains qui sont « ses enfants ». Les Inuit pensent que ce sont les animaux eux-mêmes (les phoques, les morses, les ours) qui s’offrent d’eux-mêmes, volontairement, aux humains. Il y a ensuite des règles de partage qui n’obéissent pas non plus au principe du pourvoyeur-donateur-propriétaire. Tout cela ressemble à la redistribution (angl. pooling) mais n’en est pas, car rien ne revient au donateur initial (qui n’est pas un donateur en fait, mais un simple instrument de passage). C’est celui qui coupe le gâteau qui effectue le partage, pas celui qui l’a cuit. Les vecteurs initiaux et initiateurs de la transaction sont ceux qui relient les hommes, la société, à la surnature, à l’environnement, aux esprits et non les relations entre les membres de la société. Cela permet de décharger ceux-ci des obligations qu’ils contracteraient entre eux en fonction des règles de la réciprocité.
A ce sujet, un article récent dans le journal Le Monde (« De bonnes raisons de croire au Père Noël”, par Pierre Mercklé, Le Monde 24 décembre 2011) suggère à juste titre que le succès tenace du mythe du Père Noël est dû à cette raison. Si c’est le Père Noël qui donne et non pas les parents, l’enfant est déchargé de l’obligation de se sentir endetté à l’égard de ceux-ci. Son cadeau il le doit à un être surnaturel et sa dette s’il en a une, est contractée envers une entité située hors du champ familial et qui ne demande rien en retour (si ce n’est une bonne conduite pour avoir d’autres cadeaux au Noël suivant). D. Graeber fait la même remarque exactement (Graeber,Debt, 2011, p.109).
On peut donc aussi considérer que la réciprocité s’est déplacée de la sphère sociale à une sphère qui unit les hommes à la nature ou à la surnature. Des offrandes rituelles, des ex-voto, des prières et actions de grâces peuvent ainsi faire office de contre-don. Mais le rapport à la nature et/ou surnature peut aussi relever d’un code de bonne conduite. Pour les Inuit, le chasseur qui consomme tout seul le produit de la chasse, sans le partager, est voué à l’insuccès pour ses chasses futures. Les animaux ne s’offriront plus à lui. La réciprocité homme-nature dépend du partage entre hommes (Bodenhorn 2000 :30). Si la viande n’est pas également partagée entre tous, la nature ne donne plus rien. La générosité de la nature dépend du respect des règles de partage entre les hommes
Ce qui est donc recherché au total c’est l’élimination de tout risque de dette. On arrive à ce résultat en jouant sur l’un des trois temps du moteur de la réciprocité. On peut dénier au producteur le droit de propriété, ou bien limiter ces droits en quantité et en temps. Le partage est donc fondé non pas sur la générosité mais sur l’impossibilité de garder ou de s’approprier les choses. Dans tous les cas l’obligation de rendre est annulée, par la désactivation d’un des éléments constitutifs de la relation de réciprocité. Le partage est donc un phénomène assez complexe et fait appel à des règles multiples, de nature morale, rituelle, religieuse (voir par exemple la notion hadza de « viande de Dieu », Woodburn 1998 :51) ou juridiques. L’égalité ou la non-asymétrie est donc le résultat d’une construction ou d’un agencement fondé sur plusieurs facteurs.
COMBINAISON DU PARTAGE ET DU DON ; COMPLEXITE DE LA DISTRIBUTION DES RESSOURCES
Le partage est sans doute un principe distinct de la réciprocité et il fonctionne également comme un code moral ou un paradigme de socialité (grégarité). Toutefois dans la réalité il coexiste avec le don et l’échange réciproque. Dans les sociétés de chasseurs-cuilleurs où le partage fonctionne au maximum, tout n’est pas partagé, il y a des dons, des échanges, des prêts, et toutes sortes d’autres modalités transactionnelles.
Peter Freuchen, un explorateur danois de l’Arctique, observateur des Eskimos du Groenland, au début du 20ème siècle, et collaborateur du grand Rasmussen, relate l’épisode suivant. Dans une de leurs expéditions sur la banquise, lui et ses deux accompagnateurs inuit, rencontrent et tuent un morse. L’un des Inuits frappe l’animal en premier et Freuchen en second. Les parts de l’animal sont ensuite distribuées selon la règle suivante : le premier a avoir blessé l’animal reçoit la plus grande part et la seconde plus grande part revient au troisième chasseur (l’autre compagnon de Freuchen) et non à Freuchen qui avait frappé en deuxième. Freuchen remarque avec humour qu’il s’était fait berner par son compagnon (le troisième à frapper) qui l’avait laissé faire alors que lui, Freuchen, pensait avoir été plus rapide et obtenir une plus grande part. Mais, une fois la viande du morse découpée et partagée, ce même compagnon de Freuchen s’empresse de lui faire cadeau de plusieurs très bons et gros morceaux (Freuchen, 1976 [1935] : 96). Les règles du premier partage de la viande donnent finalement à ceux qui en reçoivent plus le privilège et le plaisir de faire des cadeaux aux autres. Il ya deux temps distincts, le premier du partage, le second du don.
Cet épisode relaté par Freuchen comporte encore un détail remarquable. Lorsqu’il reçoit sa part, Freuchen, sans doute peu habitué encore aux mœurs des Inuits, remercie profusément ses compagnons. L’un d’eux lui dit alors : « Ici on ne dit pas merci, car personne ne fait de cadeau à personne. C’est avec les dons qu’on fait les esclaves, comme c’est avec le fouet qu’on dresse les chiens ». On ne peut pas exprimer plus fortement le refus de la réciprocité et de la dette qui conduit à réduire le débiteur à l’esclavage. Tout à fait à l’autre extrémité du domaine inuit, sur la côte Nord-Ouest des Etats-Unis et du Canada, s’étend l’aire du potlatch et de sociétés qui pratiquaient l’esclavage pour dette. Il ne fait aucun doute que les Inuit étaient au courant de ces institutions et des pratiques d’endettement qui conduisaient à la servitude (Testart 1999 “Ce que merci veut dire. Esclaves et gens de rien sur la côte Nord-Ouest américaine.” L’Homme, 39,
152, 9-22). On voit très bien également que si le partage est le contrat moral qui lie fondamentalement les membres du groupe, il n’empêche nullement l’expression du don généreux.
Les différentes règles qui conduisent finalement à la répartition et à la distribution des biens se prêtent à tout une combinatoire dont la complexité a été mise en lumière par des chercheurs comme Kishigami qui dresse un tableau des différents types de transaction qui interviennent pour le partage et la distribution de viande chez les chasseurs-cueilleurs [diapo 9].
Modalités de repartition de la nourriture d’après Kishigami (Kishigami, 2004 : 347)
Partage en fonction de règles Partage volontaire ou spontané Partage forcé
Don A→B Type I Type II Type III
Echange AB Type IV Type V Type VI
Redistribution AC→A Type VII Type VIII Type IX
A : chasseur ou propriétaire de la nourriture; B : récipiendaire de la nourriture, C : distributeur autre que le chasseur
En fait, seuls les types III, VII et IX correspondent à ce que j’appelle, stricto sensu, « partage ». La terminologie employée par l’auteur ne distingue pas clairement le partage de la réciprocité. Ce tableau établit en tout cas l’ordre de complexité qui caractérise les transactions même dans des systèmes sociaux simples, comme ceux des bandes de chasseurs-cueilleurs. On peut aussi voir les choses sous un autre angle. Testart a ainsi proposé de distinguer les flux de biens qui vont directement du producteur au consommateur, des flux de biens qui passent par un intermédiaire non producteur (Testart, 1987: 288), opposant ainsi la distribution directe à la distribution indirecte. Un autre anthropologue a montré comment, chez les Baka et Aka d’Afrique centrale, la viande faisait l’objet d’une procédure de distribution en trois étapes successives (Kitanishi, 2000:154, 163). Dans un premier temps la viande est répartie selon des règles fixes, dans un deuxième temps les parts sont subdivisées et redistribuées en fonction de la volonté et des désirs des détenteurs, enfin dans une troisième phase les parts sont encore subdivisées pour être distribuées entre d’autres personnes présentes et entre les femmes apparentées (épouses, mères) (id : 154-5).[diapo 10]
1ère étape PARTAGE entre chasseurs et leurs parents immédiats
2ème étape : REDISTRIBUTION ET DONS les parts des chasseurs et de leurs parents sont subdivisées et réparties par ces derniers entre d’autres membres au choix dans la communauté
3ème étape : REDISTRIBUTION ET PARTAGE les parts de viande sont cuites et partagées au cours du repas
On voit bien que le partage et le don réciproque s’entremêlent et coexistent dans des séquences où ils alternent. Les biens (ici, la viande) sont répartis en cercles concentriques de plus en plus larges à partir du producteur et cela correspond à un désir de dispersion maximum des biens et de non-concentration dans une section particulière de la communauté. Dans la première étape c’est la parenté qui fixe la répartition, dans la 2ème étape c’est le choix individuel, dans la 3e, au niveau de la consommation, préférences individuelles et liens de parenté jouent également. Ainsi les principes d’autonomie individuelle et de respect de règles qui assurent une distribution homogène et étendue du produit (non-accumulation) sont également observées.
Dans un autre exemple ethnographique, celui des Inuits du Nord-Ouest de l’Alaska, on dénombre neuf types différents de transactions, un seul correspondant à la définition du partage, soit le transfert d’un bien sans attente de réciprocité (Burch, 1988:103-105). C’est toutefois, note l’ethnologue, le mode de distribution le plus en accord avec l’éthique et les valeurs inuit. Il ne s’applique qu’aux parents proches cependant (id : 104-5). D’autres groupes inuit possèdent des « associations de partage » (Eskimos du Cuivre, Damas 1972 :223, Eskimos de l’Alaska, Burch 1988 :104). Parmi les autres arrangements connus on a le hxaro des !Kung (Barnard and Woodburn, 1988 :22) qui concerne les biens non alimentaires. Des circuits et réseaux de circulation de biens se développent donc de façon complexe même dans de petites communautés à faible démographie. De cette façon le partage pur (pas de don et pas de dette) coexiste et se mélange à d’autres formes réciproques de transaction. Le cas des Inuit de l’Alaska (ci-dessus) est particulièrement intéressant parce qu’il démontre que si le partage n’est pas ou n’est plus la forme principale que prennent les transactions, il reste le paradigme idéologiquement dominant des rapports socioéconomiques.
RESUME ET QUESTIONS CONNEXES : LA PROPRIETE
La notion de don et celle de réciprocité qui lui est étroitement associée sont des notions fondamentales en anthropologie et permettent de comprendre quelques-uns des mécanismes élémentaires de ce que nous appelons une « société ». Il est pertinent d’assimiler le don à une sorte de « contrat social » de base. La « nature synthétique » de l’échange, pour citer encore Lévi-Strauss, rend intelligible et ramène à une structure commune des dispositifs centraux de toute organisation sociale, notamment la circulation de conjoints entre groupes exogamiques, la répartition de biens matériels et la structure hiérarchique de prestige et de statut. Le don peut conduite à l’esclavage mais permet aussi la redistribution des produits. Il peut avoir des conséquences inégalitaires mais assurer une répartition équitable des choses, il peut être égoïste et désintéressé tout à la fois. Le modèle de la réciprocité, et de la dette qui lui est constitutive, laissait toutefois de côté un autre mécanisme tout aussi fondamental, le partage, mécanisme à côté duquel sont passés pratiquement tous les anthropologues jusqu’à une date récente. J’ai expliqué en quoi le partage s’opposait à la réciprocité et n’en était pas une forme particulière. Le point essentiel est que la réciprocité est fondée sur l’asymétrie entre donneur et récipiendaire, tandis que le partage annule cette asymétrie et prévient tout développement de hiérarchie statutaire entre partenaires des transactions. A cette fin, des stratégies assez curieuses sont utilisées par les acteurs : prétendre que le gibier se donne volontairement au chasseur, mettre le produit de la collecte dans des contenants et dire que ce sont les propriétaires de ces contenants qui sont le propriétaires de la collecte, pas les collecteurs eux-mêmes (c’est ce que font les Bushmen pour la collecte de noix oléagineuses dont le transport se fait dans des filets), ne pas faire cas de l’avis du propriétaire du bien et le lui prendre contre son gré, dire que c’est la nature ou l’esprit propriétaire des animaux qui est le vrai donateur, croire au Père Noël, et ainsi de suite. Dans tous les cas on supprime ou on limite dans le temps l’accumulation et l’appropriation de biens matériels.
Le droit de propriété est donc circonscrit dans le meilleur des cas à quelques possessions ou à beaucoup mais pour un temps limité. Dans aucun cas cependant le droit de posséder n’est totalement aboli. On rencontre ici un second grand paradoxe dans l’histoire de notre discipline ou plus généralement dans l’histoire de la pensée politique. A vrai dire l’anthropologie n’a guère défendu l’idée du communisme primitif, une idée qui cependant a été tout à fait centrale dans la pensée politique. Le paradoxe est que le communisme primitif n’a jamais existé, est un pur mythe au sens au moins où il supposerait une absence radicale de tout droit de propriété. Même dans les groupes les plus démunis de chasseurs-ceuilleurs, là où les possessions se réduisent à presque rien, elles existent encore et le droit de posséder quelque chose reste partout fondamental et jamais complètement remis en question. En comparaison l’idée anarchique ou anarchiste d’une société sans aucun pouvoir a eu plus de mal à s’imposer que l’idée de communisme primitif. L’imagination populaire conçoit plus volontiers un peuple primitif sans propriété que sans chef. J’y reviendrai, mais pour l’instant je voudrais examiner la question suivante : pourquoi les populations qui pratiquent le partage comme forme dominante de répartition des biens et qui, par là même, limitent le droit de propriété de façon radicale, maintiennent cependant avec force le droit de posséder des biens ? Pourquoi ne pas instaurer carrément la propriété collective absolue ? Si le partage permet justement un juste accès aux ressources pour tous, à quoi bon posséder quelque chose de façon privée et individuelle ? La réponse est simple.
De même que le partage évite l’écueil de la dette et du même coup la subordination d’une personne à une autre, la possession de certains biens essentiels assure l’autonomie du sujet. La finalité est la même : rester libre, c’est-à-dire ne pas devoir et ne pas à avoir à demander.
Dans certains cas, des peuples chasseurs-cueilleurs qui pratiquent systématiquement le partage, comme les Pygmées ou les Rauté du Népal, se livrent à des marchandages et à des vols aux dépens de populations majoritaires (Bantous, Indo-Népalais) qui les entourent (Turnbull, 1966, Fortier, 2001:195). Avec ces sociétés hégémoniques d’agriculteurs les normes de partage et de distribution égalitaires sont abandonnées au profit de ce que Sahlins appelle la réciprocité négative. C’est la raison pour laquelle peut-être les chasseurs-cueilleurs ne sont plus des adeptes du partage à l’état pur et deviennent enclins à acquérir des biens. Il existe cependant une raison plus fondamentale au maintien du droit de propriété dans les économies de partage, ainsi d’ailleurs qu’à celui des pratiques d’échange et de réciprocité, impliquant éventuellement des situations d’endettement. Cette raison tient à la préservation de l’autonomie individuelle. Woodburn l’a bien expliqué pour les Hadza qui s’adonnent à des paris et jeux de hasard où ils peuvent tout perdre sauf leur arc, quelques flèches et un petit sac en cuir qui leur sert de contenant pour le poison des flèches, car ce sont ces objets qui leur permettent de trouver de la nourriture et de rester en vie (Woodburn, 1998: 442). La possession de biens permet aussi de satisfaire le besoin et le plaisir de donner ainsi que l’attestent les compagnons de Freuchen et les Nayaka de l’Inde (Bird-David, 1990: 193). C’est donc tout simplement l’autonomie individuelle qui est en jeu, la possibilité de subvenir au minimum à ses besoins tout en gardant un certain pouvoir d’intervention au sein de transactions qui ne font pas partie de la sphère du partage pur mais qui coexistent avec lui, comme nous l’avons vu, et cela notamment avec des étrangers ou des personnes situées en-dehors d’un cercle de parents proches. C’est aussi la possibilité de commencer des relations avec d’autres par des dons ou des échanges et de s’associer avec des partenaires dans un champ social élargi. L’absence de toute propriété c’est le déni de toute liberté. Les Etats communistes autoritaires qui prônaient la propriété collective étaient ceux même d’où la liberté était la plus absente.
Le mot de la fin en ce qui concerne la propriété privée ou individuelle c’est qu’il faut en avoir un peu, mais pas trop. Pas assez de propriété est liberticide, trop de propriété conduit à l’inégalité. Cette règle d’or est d’une application délicate parce que son exacte mesure est difficile à déterminer avec précision et cela entraine une dialectique, c’est-à-dire des fluctuations dans les quantités adéquates pour maintenir l’égalité tout en préservant l’autonomie. C’est tout le problème de la répartition de l’impôt dans une société démocratique. Qu’est-il moralement justifier de garder, que faut-il partager et combien ? Comment se justifie une fortune légitimement conservée par un individu, et à quel montant se fixe-t-elle ? Cette dialectique n’aboutit pas à une synthèse sous la forme d’une proportion fixe, quantitativement déterminée d’avance, mais à d’incessants ajustements dans une tension permanente entre exigences contradictoires (avoir un peu et posséder beaucoup, partager et retenir pour soi). Certains groupes, tels les Indiens Teenek du Mexique étudiés par Ariel de Vidas (2002), sont travaillés par des sentiments d’envie et de jalousie aigue à l’encontre de toute personne qui aurait ou posséderait plus qu’une autre.
CONCLUSION
Cette dynamique de fluctuation et de tension entre partage et réciprocité, propriété et non-accumulation des richesses, est caractéristiques des ensembles anarcho-grégaires qui ne sont pas définis mécaniquement par des règles a priori, mais par des contraintes aléatoires et soumis à l’entropie, tout comme des organismes vivants, et non pas comme des moteurs d’automobile. Cette complexité est inhérente à la définition des communautés de chasseurs-cueilleurs, d’horticulteurs itinérants et d’un certain nombre d’autres populations nomades. L’idée que ces systèmes sont complexes a été vue par un petit nombre d’auteurs seulement comme Dentan (2004) ou Graeber. La notion de complexité a été élaborée par ailleurs par Morin sur la base entre autre des idées de Von Neuman (Morin 2005 :49). La complexité organique des communautés en apparence « simples » de chasseurs-ceuilleurs et d’horticulteurs itinérants fera l’objet d’explications par la suite.
Dans la réciprocité on peut établir un équilibre mécanique, mais le partage a quelque chose d’aléatoire qui le met du côté de la complexité organique des systèmes. Les chasseurs-cuilleurs sont d’ailleurs habitués à cet aspect aléatoire et à l’incertitude d’une façon générale. On ne sait jamais si on va rentrer bredouille ou pas d’une chasse, où et combien d’essaims d’abeilles pourront être récoltés, si les morses ou les phoques seront au rendez-vous. Il est donc nécessaire de vivre au quotidien et de ne pas se projeter dans un avenir toujours incertain. Il faut avoir confiance. Le partage fonctionne dans la même optique. De même que l’on compte sur la nature pour pourvoir aux besoins, à la forêt comme mère nourricière, ainsi que le pensent les Nayaka, au gibier comme collaborateurs de hommes, comme le croient le Inuit, il faut croire que partager entre le plus grand nombre maintenant assure une redistribution égale plus tard. Plutôt que de donner une quantité fixe dont on est assuré qu’elle sera remboursée (principe de la réciprocité) on donne sans compter en espérant bénéficier des mêmes avantages plus tard (principe du partage). Accroissant ce principe d’incertitude qui règne sur les affaires humaines on introduit parfois un élément extérieur à la société qui rend aléatoire le résultat de l’opération. C’est le principe des jeux de hasard. Woodburn avait bien vu que les jeux chez les Hadza (Woodburn, 1982:443) fonctionnaient comme l’intervention d’un agent non-humain dans les affaires humaines pour redistribuer les ressources. Les ensembles anarcho-grégaires qui ne sont pas fondés sur une mécanique des causes et des effets mais sur des projections incertaines à court terme et hasardeuses dans tous les domaines sont en bonne entente avec les aléas inhérents aux modalités d’obtention et de distribution des choses. Ils font confiance (à l’ordre immuable des choses, au retour des bienfaits, à la bienveillance des forces naturelle ou spirituelles). Ils obéissent ainsi à des lois naturelles, celles des êtres vivants, qui reposent sur les équilibres instables, les résultats statistiques d’opérations aléatoires, sur une logique non mécaniquement causale, non linéaire, et avec des ensembles collectifs en état de perpétuelle fluctuation en relation avec l’environnement.