5e Conference
ANTHROPOLOGIE.
LES COLLECTIFS ANARCHO-GREGAIRES. 5e Conférence
Charles Macdonald DRE CNRS UMR « Anthropologie Bioculturelle »
Résumé des conférences précédentes
Rappelons les bases de notre approche des organisations humaines. J’avais posé que celles-ci comportaient au moins deux classes tout à fait distinctes : les organisations « sociales » et celles que j’ai appelées « anarcho-grégaires », un label créé en accolant deux termes dont le premier désigne d’abord l’absence de hiérarchie entre les membres de la communauté et le second la présence d’une force agrégative rapprochant ces derniers.
Les trois dimensions des organisations humaines
Les principes sur lesquels reposent ces deux types d’organisation appartiennent à trois dimensions principales :
1. la hiérarchie ou l’existence de différences graduées de statuts –ou son contraire l’autonomie individuelle et l’absence de statuts supérieurs et inférieurs entre membres de la communauté,
2. la réciprocité et son contraire le partage,
3. la transcendance du principe de corporation et l’immanence des relations interpersonnelles.
Conceptuellement les collectifs anarcho-grégaires se situent sur le pôle opposé à celui des organisations sociales. Une altérité radicale existe entre les deux et les uns ne peuvent être conçus comme issus des autres. Les ensembles anarcho-grégaires sont des réalités sui generis qui ne forment pas du tout, comme le croient l’anthropologie et la sociologie d’une façon générale, le degré zéro du social ou une forme minimale de société marquée par l’absence de traits sociaux plus complexes, ou si on veut encore une sorte de société réduite à son squelette primitif. Nous avons affaire à deux formes d’organisations vivantes, relativement incompatibles sur le plan conceptuel –mais qui se mélangent pourtant dans la vie de toutes les communautés–, formes qui sont toutes deux complexes mais d’un ordre de complexité qui n’est pas le même.
J’avais insisté sur le fait que ces formes de vie collective anarcho-grégaires n’avaient pas été entièrement comprises par ceux mêmes qui en fait les avait le plus observées, à savoir les ethnologues depuis la seconde moitié du 19ème siècle. Une véritable cécité intellectuelle a empêché les sciences sociales de reconnaître dans ces formes d’organisation non seulement des formes tout à fait spécifiques et non justiciables des cadres de la sociologie classique, mais aussi des formes importantes, cruciales mêmes pour la compréhension de l’homme d’une façon générale. Ce n’est que tout récemment que certains théoriciens ont commencé à les penser et à les conceptualiser sérieusement. Il a fallu pour cela se défaire de certains modèles qui faisaient l’unanimité dans les cercles scientifiques, à commencer par celui de la réciprocité émanant de la théorie du don. Un autre modèle, encore plus hégémonique parce qu’il relève du sens commun, est celui qui veut que l’organisation d’une collectivité ne puisse se passer d’une dimension autoritaire et hiérarchique. Il faut des chefs ! L’idée qu’on puisse se passer totalement de propriété privée paraît acceptable. Celle qu’on puisse se passer d’une source d’autorité ou de commandement paraît absurde. Or la première idée est fausse et la seconde est juste. Les collectifs anarcho-grégaires ne connaissent pas de forme de pouvoir ou d’autorité permanente mais reconnaissent toujours un droit de posséder des biens personnels.
Le concept de transcendance et celui d’immanence sont tout à fait essentiels pour comprendre les formes de vie collective. La transcendance relève d’une véritable philosophie du social, mais une philosophie dont tous les membres d’une organisation fondée sur cette idée sont si profondément imbus qu’ils ne peuvent plus la reconnaître pour ce qu’elle est : une fiction, une illusion mais une illusion sans laquelle l’édifice social s’écroule. Chez nous l’idée de patrie et de nation apparaît comme une évidence. Mais si on l’examine de plus près on se rend immédiatement compte qu’il s’agit d’une supercherie idéologique, puisqu’elle pose qu’une collectivité comme « la France » (la définition varie : ensemble des citoyens, peuple gaulois, entité historique, communauté culturelle, France Eternelle, Pays des Lumières…) est « comme une personne », mais une personne douée d’une existence éternelle, immortelle et quasi-divine, une entité dont chaque Français (ici : le citoyen) dépend et à qui il doit son entière loyauté allant jusqu’au sacrifice de sa personne. On comprend que pour qu’une telle somme d’absurdités soient acceptées comme allant de soi, il a fallu procéder à un lavage de cerveau qui dure depuis le néolithique au moins. Les sociologues ont collaboré à asseoir ces illusions par une approche pieuse de notions comme celle de souveraineté et d’Etat et en se faisant les thuriféraires de la transcendance. Au lieu de la dénoncer pour ce qu’elle est, ils l’ont renforcé dans leurs enseignements et leurs théories. Durkheim et Marx ont évidemment été les champions de cette conspiration. Les théoriciens anarchistes comme Stirner ou Bakounine qui s’opposaient à leurs vues se sont attirés la haine des penseurs de la totalité sociale étatique. Plus proches de nous on reconnaitra dans les thèses sur le holisme de Louis Dumont, un indianiste et anthropologue très influent à la fin du siècle dernier, un avatar du culte de la transcendance. On pourrait dire aussi que toute forme de réalité politique relève de la transcendance. Tout Etat, même séculier, s’appuie sur une théologie. Un exemple de choix est fourni par les « deux corps du roi » de Kantorowicz, dont j’ai traité précédemment (4e Conférence).
Le problème peut se comprendre d’une façon plus simple et concrète en examinant la notion –qui paraît comme allant totalement de soi—de groupe social. Dans la conception toujours populaire et faussement organiciste de la société comme un corps, les groupes sont les membres et la tête est l’Etat (conception dite de « l’araignée »). Une société qui ne serait formée que d’une juxtaposition d’individus est impensable pour les sociologues comme pour la plupart de anthropologues. Il faut donc des groupes, entités collectives qui se perpétuent à travers le temps. Ces groupes peuvent être des corporations, des classes, des familles ou des clans, de communautés villageoises, etc. Il faut donc aussi que ces groupes aient une identité relativement fixe et bien définie et que l’appartenance individuelle à ceux-ci se fasse en fonction de règles bien établies. Il y a donc aussi des limites très souvent territoriales ou spatiales. Que serait une nation sans frontières « naturelles » ? Cette idée rejoint celle de l’essence transcendante du groupe ou de la corporation. Comment ne pas voir que Dieu a créé le Rhin ou les Pyrénées pour donner à la nation française ses limites prédestinées ou qu’Abraham réservait la rive gauche du Jourdain au peuple d’Israel ? Une fois qu’on entre dans l’irrationnel il n’ya pas de raison d’en sortir.
Dès lors une formation collective qui serait douée de permanence et de stabilité mais composée uniquement d’éléments individuels libres et d’agrégats sans aucune forme fixe, tout entière agitée par un mouvement brownien interne, est de nature à affecter gravement l’esprit des sociologues. L’ultime outrage serait de lui reconnaître une absence totale de hiérarchie et de pouvoir. Cette conception du type « étoile de mer » ou de corps sans tête est pourtant bien celle qui s’applique à nombre de collectifs disséminés partout dans le monde. On commence seulement à voir que l’on peut très efficacement s’organiser de cette façon et que l’ordre ainsi créé, s’il n’est pas mécanique, relève d’un autre modèle logico-mathématique tout aussi probable. Une logique de réseau prend le pas sur une logique de groupe. Les millions d’utilisateurs de Facebook apprendront cela sans surprise.
Parallèlement à ces considérations portant sur les principes qui sont au fondement d’une théorie des organisations, je me suis intéressé à des propriétés du comportement collectif qui relèvent de, et rendent possible ces formes d’organisations.
Au départ, la notion de coopération est décisive. Les être humains sont des animaux qui coopèrent particulièrement bien. Cette capacité leur a donné leur chance dans l’évolution biologique. Mais il y a différentes manières de coopérer. Il faut pour coopérer soit qu’on vous y oblige soit que vous le vouliez de votre plein gré. Créer des conditions dans laquelle une coopération efficace et durable est envisageable est l’affaire des groupes humains.
Liens faibles et conditions de félicité de la vie collective
Une notion que j’ai développée est celle de « lien faible ». J’ai défini un lien de cette nature comme un lien temporaire dont la durée d’existence dépendait uniquement de la volonté des contractants et non d’un autorité extérieure. Le mariage est un lien fort parce qu’il est défini comme devant être permanent et qui doit d’autre part être sanctionné par un autorité extérieure, celle du prêtre ou du maire, ou les deux. L’amour est de ce point de vue un lien faible. D’abord parce qu’il ne dure pas ou très rarement sur une vie entière quelle que soit notre souhait de croire à une telle fable. Et ensuite parce qu’il ne dépend que des amoureux. On remarque tout de suite la vocation à la transcendance du lien fort (les vœux du mariage sont « sacrés ») et le caractère strictement immanent du lien faible (« je t’aime, moi non plus »). Le lien d’amitié est intéressant parce qu’il est fondamentalement immanent (« parce que c’était lui, parce que c’était moi » écrivait Montaigne de son amitié avec La Boétie), mais qu’il tend à être récupéré par le social qui veut en faire un lien transcendant, une « loyauté sacrée » très utile pour renforcer le moral des troupes.
Les organisations sociales sont constituées de liens forts et les collectifs anarcho-grégaires reposent sur un ensemble de liens faibles. Les avantages et inconvénients des deux options sont évidents. Le liens forts cimentent les groupes et permettent grâce à leur propriétés hiérarchique et transcendantes d’organiser des collectivités humaines démographiquement importantes de façon stable et selon un ordre mécanique, économiquement et militairement efficace. Cette forme d’organisation, la « société », a conquis le monde au cours des derniers millénaires et son aptitude à éliminer par la force organisée toute autre forme de vie collective lui a donné un avantage évolutionnaire incontestable.
Les communautés à liens faibles sont évidemment désavantagées de ce point de vue. Mais le lien faible en soi possède un énorme avantage : on peut le recréer à volonté. C’est peut-être cela qui a donné aux ancêtres directs de homo sapiens un avantage décisif. Au lieu d’être encapsulés dans des structures parentales biologiquement déterminées, les primates ancestraux possédant la capacité de nouer et dénouer et encore renouer à volonté des liens interpersonnels, ont créé les conditions d’une coopération à beaucoup plus large échelle, celle de l’espèce, tout en s’adaptant à des conditions de mobilité et de flexibilité maximum. On peut donc tout à fait former des communautés sur la base de liens faibles, mais avec deux conditions. La première est que ces liens interpersonnels qui s’étendent en réseau ne peuvent organiser mécaniquement une vaste population. On ne gouverne pas un pays de millions d’habitants avec des liens faibles. On reste dans des groupes ou communautés restreintes numériquement. La seconde est que par définition ces liens doivent être constamment réactivés et renforcés pour maintenir sur une durée suffisante des activités de coopération, but essentiel de l’opération. Admettons que les liens faibles soient représentés parce qu’on nomme la sympathie ou l’amitié (la camaraderie, la solidarité, etc.). Le problème est de trouver les moyens de créer, puis de renouveler, renforcer, maintenir ces liens. J’ai appelé « conditions de félicité » de la vie collective de tels mécanismes. Le répertoire de ces moyens chez homo sapiens est considérable et il s’étend à toutes sortes de procédés communicatifs, des expressions faciales aux productions verbales les plus sophistiquée, en passant par toutes sortes de rituels et de postures, vocalisations, attitudes, gestes qui déclenchent des émotions dont l’un en particulier est important : le rire. L’humour et la plaisanterie, les connivences fondées sur des blagues, facéties et pitreries diverses contribuent fortement à créer de la sympathie ou en tout cas à manifester des sentiments bienveillants. Les ethnologues ont beaucoup décrit ce genre de choses mais il a échappé à la théorie, sauf dans des cas rares et récents (voir J. Overing), que ces pitreries et autre blagues souvent obscènes et loufoques, ne formaient pas un décor purement cosmétique des relations interpersonnelles mais le mécanisme fondamental de création et de maintien de ces relations en dehors desquelles, pour les collectifs anarcho-grégaires, il n’y a rien de collectivement constructif.
Il est à propos de remarquer l’indifférence ou le mépris de la sociologie pour ces formes de comportement. Le social, transcendant et reposant sur la force et le pouvoir, donc essentiellement « sérieux », ne pouvait pas se concevoir comme relevant de l’amusant et du ludique dans une interaction interpersonnelle purement immanente. L’analyse de ces formes de comportement et d’interaction productrices de joie et de franche rigolade à grands renforts de propos à très fort caractère scatologique et sexuel, est d’un intérêt tout à fait primordial pour la connaissance et l’interprétation des « conditions de félicité » de la vie collective, condition de son maintien en régime anarcho-grégaire.
Suite des exposés
Après avoir fait la théorie, passons à la pratique, ou plus exactement à l’examen empirique de cas. Je distinguerai a priori, dans un but didactique, mais en raison également de propriétés objectives, trois classes de groupements ou communautés qui relèvent du régime anarcho-grégaire.
La première est celle des groupes tribaux qui poursuivent, ou poursuivaient encore récemment, un mode de vie de ce type, marqué par l’absence de toute corporation, l’égalitarisme le plus complet et des formes de coopération volontaire, tout en exhibant généralement un ethos pacifique et des relations interpersonnelles fondées sur des liens d’amitié et de solidarité temporaires mais intenses. J’examinerai deux de ces groupes, les Inuit (Eskimo) de l’arctique et les Palawan, une communauté indigène de l’Asie tropicale. Je connais bien les seconds pour avoir vécu de nombreuses années parmi eux et avoir étudié leurs institutions sur le plan ethnologique ; la comparaison des deux est instructive.
La deuxième catégorie de formations de type anarcho-grégaire (AG) appartient à un autre univers historique et géographique, celui des agrégations antiétatiques, communautés intentionnelles mais non enclavées, formées par des réfugiés et transfuges des structures politiques autoritaires. Je prendrai l’exemple des Cosaques d’une part et celui des communautés pirates des côtes de l’Afrique du Nord d’autre part. Pirates et Cosaques se ressemblaient parce qu’ils fuyaient les empires ottoman et tsariste, et s’adonnaient à des activité de pillage et de guérilla. Ils n’étaient donc pas pacifiques comme les groupes tribaux précédents et leur mode de vie relevaient en partie de celui des Etats qu’ils fuyaient ou combattaient mais leur organisation était caractérisée par un très fort égalitarisme et des traits incontestablement caractéristiques de régime AG.
Enfin, le troisième cas de figure examiné sera celui des communautés intentionnelles et enclavées de type hippie et post-hippie. Je prendrai comme exemple celui de la Rainbow Family, une communauté occasionnelle sur laquelle nous disposons d’une bonne étude ethnologique. Je souhaiterais également rattacher à cette partie de l’enquête des considérations portant sur les mouvements communautaires post-catstrophiques.
Il existe bien sûr de nombreuses communautés, groupes et mouvements qui auraient pu faire l’objet d’un exposé, notamment les communautés religieuses, comme celle des Hutterites, les communautés fouriéristes ou anarchistes comme celle de Longo Maï qui est toute proche, ou encore les mouvements anarcho-syndicalistes qui revendiquent une idéologie anarchiste fondée bien entendu sur l’opposition à l’Etat, sur les valeurs de l’autonomie personnelle, de l’égalitarisme et de la coopération solidaire.
Les formes prises par le mode de vie AG et les manifestations du régime AG sont à vrai dire extrêmement nombreuses et on peut en trouver des exemples partout à tous les moments de l’histoire. Leur ubiquité et leur vitalité démontrent qu’il s’agit d’un dispositif hominien profondément ancré dans notre patrimoine, toujours en désaccord avec le modèle « social » qu’il contredit mais avec lequel il essaie inlassablement de composer. Cette dialectique entre régime AG et régime social prend la forme de ce que nous appelons couramment « démocratie ».
J’examinerai donc ces différents cas d’espèce à la lumière du paradigme qui a été défini. Je m’interrogerai tout particulièrement sur la présence ou l’absence des traits qui sont caractéristiques du régime AG : absence de corporation ou de groupe défini dans la perpétuité, importance des réseaux, prévalence de l’immanence sur la transcendance, éthique du partage plutôt qu’une éthique du don ou de l’échange, manifestations particulières des « conditions de félicité » et de « lien faible », notamment les signes de disposition bienveillante et le contrôle des sentiments agressifs (mais ce n’est pas toujours le cas). Le critère essentiel restera celui de l’absence de hiérarchie et de toute forme de gouvernement autoritaire. On sera attentif également à tout ce qui peut conduire à l’établissement d’une autonomie personnelle maximale, en particulier le traitement permissif et l’éducation non coercitive des enfants.
Les Inuit
a- Présentation
Ceux qu’on appelait encore récemment « Eskimos » ou « Esquimaux » mais qui se donnent maintenant pour nom et préfèrent généralement le terme « Inuit » forment une population de 150 000 personnes environ (répartie à parts plus ou moins égales entre le Canada, l’Alaska et le Groenland) et située sur le pourtour et à l’intérieur du cercle polaire (de l’Alaska au Groenland). On distingue dans cette population des entités régionales comme Inuit (Eskimos) du Centre ou de l’Est, Inuit (Eskimos) du Cuivre, Inuit (Eskimos) du Caribou, etc. Les noms de populations particulières (comme Igluligmiut, Netsilikmiut, etc.) sont des toponymes qui dénotent des caractéristiques locales (« gens des endroits avec des maisons », « gens des endroits où il y a phoques », etc.). Ces différences locales entre populations géographiquement séparées peuvent concerner des traits culturels (le vêtement, certaines coutumes comme l’attribution du nom personnel ou les formes de partenariat, le contenu de leurs littératures orales, etc.) ainsi que des variations dialectales, mais sont en fait secondaires et l’ensemble de la population Inuit (à distinguer des groupes les plus occidentaux de l’Alaska et de la Sibérie, et les Yupik apparentés) forment une seule culture et parlent une même langue.
[ Carte 1]
Tout le monde a vu des images ou des films (Nanook of the North de Flaherty est le premier film ethnographique jamais réalisé) sur cette population de chasseurs et de pêcheurs, vivant dans des conditions extrêmes auxquelles ils se sont adaptés en inventant des techniques ingénieuses avant même l’introduction du métal. La maison de neige (iglou signifie « maison »), les techniques de chasse au phoque au bord d’un trou creusé dans la banquise, le kayak, l’anorak, l’équipage de chiens de traîneaux, l’échange ou le prêt d’épouse font partie des images et stéréotypes qui leur sont associés. Ils ont fait l’objet de nombreuses descriptions ethnographiques depuis le grand ethnologue américain Franz Boas qui publie « les Eskimos Centraux » en1888, jusqu’à de nombreux ethnologues contemporains en passant par le grand Knud Rasmussen, lui-même un métis d’Inuit. Des témoignages magnifiques sur leurs mœurs et leur mode de vie ont été produits par de nombreux auteurs, explorateurs ou géographes comme Freuchen, Mowatt, Gontran de Poncin, Paul-Emile Victor, Malaurie et d’autres. Vivre ou tout simplement survivre dans les conditions qui sont les leurs (températures de moins 50 degrés centigrades, nuit arctique, blizzards, immenses étendues glacées semées d’embuches, famines fréquentes) relève du miracle, le miracle de l’ingéniosité et de la ténacité humaine. Mais justement, pourquoi avoir choisi un milieu aussi hostile ? C’est là une question intéressante dont la réponse n’est pas clairement donnée dans la littérature ethnologique. On sait comment et à partir de quand (5000 ans pour les premières populations de culture pré-Dorset en Alaska) ils se sont installés dans cette région inhospitalière et on a invoqué différentes raisons les ayant poussés à cette migration, l’abondance de gibier –surtout les phoques et les immenses troupeaux de caribou—et l’hostilité des groupes indiens qui les entouraient.
Les Inuit modernes descendent tous de la culture de Thulé qui s’établit à la fin du 1er millénaire de notre ère et s’étend ensuite d’Ouest en Est de l’Alaska au Groenland, qu’elle atteint au 13ème siècle, à travers tout l’extrême Nord du Canada actuel.
Jusqu’à une date récente ils étaient tous nomades et vivaient de la chasse (notamment du caribou pour certains d’entre eux) de celle du phoque pour tous les groupes côtiers, et de la pêche. Marcel Mauss les avait aussi caractérisés comme possédant une double morphologie saisonnière, les groupements d’été se dispersant sur la banquise en petits groupes ou cellules familiales isolées et les groupements d’hiver se concentrant dans des établissements plus grands et procédant à une vie sociale et cérémonielle intense.
b- Un sytème en réseau avec un mode de vie égalitaire
Caractériser l’ordre social des Inuit passe inévitablement par des considérations concernant la parenté. Boas écrit par exemple « L’ordre social des Eskimos est entièrement fondé sur la famille et sur les liens de consanguinité et d’affinité entre familles » (F. Boas, The Central Eskimo, University of Nebraska Press, Lincoln/London, 1964 [1888], p. 170 – ma traduction). Pour un ethnologue qui a décrit un siècle plus tard la parenté chez les Igluligmiut, et l’un des meilleurs spécialistes des Inuit, la notion de structure sociale dans ces communautés peut se comprendre comme l’étude du système de parenté combiné avec celle des groupes locaux et économiques (D. Damas, Igluligmiut Kinship and Local Groupings. A sructural Approach. National Museum of Canada, Bulletin No. 196, Anthropological Series No. 64, Deptmt. Of Northern Affairs and National Resources, Ottawa, 1963, p. 2). Le même auteur caractérise l’organisation sociale des Inuit du Cuivre comme étant constituée par l’existence de la famille nucléaire, des relations entre familles nucléaires, de l’adoption et d’un certain nombre de partenariats dyadiques : de danse, d’échange de conjoint, de plaisanterie, de chant, et d’autres moyens de « formaliser l’amitié » (D. Damas, « Copper Inuit », Encyclopedia of World Cultures, 1996). Il existe aussi des relations dyadiques entre chasseurs pour partager la viande et la partager dans une consommation communautaire. Nous trouvons là tout de suite ce qui caractérise un régime AG : des relations immédiates et concrètes de sympathie et d’amitié entre personnes autonomes, le refus de toute autorité suprême et le partage. Le seul groupe doué d’une certaine permanence et d’une identité claire est la famille nucléaire, c’est-à-dire, la mère, le père et les enfants. Chez les Igluligmiut les groupes sociaux reconnaissables sont, outre la famille nucléaire, la famille étendue et la parentèle, l’équipage de la baleinière et le village. Enfin d’autres auteurs, (Guemple, The Institutional Flexibility of Inuit Social Life. Vol 2, Department of Indian Affairs and Northern Development, supporting studies : 181-7, Ottawa 1972, ; A. Kublu and J. Oosten « Changing perspectives of Name and Identity among the Inuit of Northern Canada », Arctic Identities, Research School CNWS, School of Afriacan, and Amerindian Studies, Universiteit Leiden 1999 :56-78, p.76) considèrent que l’organisation sociale n’est pas fondée sur des groupes ou des corporations mais marquée par des ensembles de réseaux emmêlés les uns aux autres. Là encore le mode AG de cette organisation apparaît clairement. Pas de groupes fixes mais une réticulation complexe de relations personnelles fondées sur la consanguinité, l’affinité et des relations personnelles d’amitié et de partage formalisée de différentes manières mais toujours négociées et voulues et non pas imposées par une autorité extérieure.
Disons rapidement un mot du système de parenté. Ce système est appelé dans le jargon technique un système … « eskimo » ! ou bien indifférencié ou cognatique, comme le nôtre d’ailleurs . Cela veut dire que leur terminologie, comme la nôtre, ne distingue pas les cousins patrilatéraux des cousins matrilatéraux et que le mariage n’est pas fonction d’une prescription en termes de patri- ou matri-latéralité mais en fonction du degré de consanguinité (comme chez nous encore). Ce type de système de parenté reconnait la parenté du côté paternel et maternel à la fois ; les groupes qui sont formés le sont du point de vue du locuteur (Ego) et ont de la sorte un caractère subjectif. Ces groupes de parenté (famille, famille étendue et parentèle) s’intersectent et n’ont pas de frontières discrètes. Le caractère flou des groupes vus de l’extérieur et leur capacité de s’interpénétrer, la possibilité pour un individu d’appartenir à plusieurs parentèles par exemple sont des facteurs qui donnent à cette organisation collective son caractère fondamentalement réticulaire, l’appartenance à un groupe étant de nature temporaire, volontaire, individuelle et les agrégats locaux étant de composition fluctuante. On mesure la distance entre une organisation de ce type et une organisation de type « social » fondée sur l’existence de corporations, de groupes à caractère de « personne morale » définis par un centre et une périphérie, des limites, une propriété, des biens, des conditions d’appartenance, un chef ou une autorité centrale, une permanence temporelle en principe infinie : une « maison », une entreprise, une commune administrative, un département, une ville, une église, et ainsi de suite jusqu’à la nation. Nous savons que tous ces groupements sont en fait éphémères mais le point important est qu’ils se définissent comme durable et même éternels. Rien de tout cela en régime AG.
L’existence d’agrégats temporaires suppose également l’absence de hiérarchie, dont l’existence est requise par le principe corporatif. L’absence de hiérarchie est vérifiée par tous les observateurs: L’organisation politique est inexistante et « il n’y a pas de chef » (Damas 1996). Pour Boas « il y a un sorte de chef dans le groupe local, mais l’autorité qui lui est reconnue est très limitée » (Boas 1964, p. 173, ma traduction). Son pouvoir se limite à déterminer le meilleur moment de déménager, mais « personne n’est obligé de le suivre » (id.) et Boas répète encore « qu’il n’y a pas la moindre obligation d’obéir à ses directives » (id.) Un autre grand ethnologue, Kaj Birket-Smith, écrit ceci : « Ainsi, parmi les Eskimo, il n’y a pas d’Etat qui use de son pouvoir, ni de gouvernement qui restreigne leur liberté d’action » K. Birket-Smith , Mœurs et Coutumes des Eskimos. Payot, Paris 1955, p. 172-3). Il ajoute cette phrase souvent citée : « S’il existe quelque part cette communauté, établie sur la base du libre accord d’une population libre, telle que l’a rêvée Kropotkine, c’est chez ces pauvres tribus aux portes du pôle Nord qu’on peut la trouver » (id. p. 173). Il continue en précisant qu’il n’y a pas de rang, ni de classe et que « tous ont une position égale, et personne n’est dans la nécessité de faire ce que font les autres » (id.). L’absence de hiérarchie revient donc à poser l’autonomie de l’individu et de l’unité domestique qui agit comme un tout. En effet, être libre c’est tout simplement ne pas recevoir d’ordre. Donc nous sommes dans des systèmes sans ordre aux deux sens du mot : celui de commandement et celui d’ordre linéaire partiel. C’est pourquoi j’ai caractérisé ces systèmes par le terme d’harmonie, car dans l’harmonie il y a un ordre mais qui n’est pas l’ordre de la hiérarchie.
L’égalité s’étend également aux statuts sexuels (qu’il est « politiquement » obligatoire actuellement d’appeler « de genre »). Il y a une très forte division sexuelle du travail, certaines tâches (assouplir les peaux, coudre les vêtements, préparer la nourriture) sont des tâches féminines, d’autres (chasser le phoque et le gros gibier par exemple ou conduire des longues expéditions commerciales) sont réservées aux hommes. Mais cette répartition des tâches ne recouvre pas une inégalité de statut et les femmes inuit sont autonomes et leur avis pèsent aussi lourd et parfois plus que celui des hommes dans la conduites des affaires domestiques, c’est-à-dire de pratiquement toute les affaires importantes, ainsi d’ailleurs qu’au niveau de la communauté tout entière. Contrairement à ce que pensent certains anthropologues le fondement de l’inégalité ne se trouve sans doute pas dans un rapport entre les sexes (le paradigme de l’inégalité sociale étant donné, croient-ils, par l’inégalité sexuelle). La différence sexuelle n’induit pas une inégalité de statuts. Nous le croyons sans doute à tort parce que nous vivons dans un système sociologiquement et idéologiquement conditionné par l’application universelle de la notion d’ordre hiérarchique, ordre et hiérarchie étant isomorphes comme nous l’avons déjà vu.
c- Le partage contre la réciprocité
Dans une conférence précédente j’ai longuement abordé ce sujet et donné des exemples des deux modèles antithétique du don et du partage. Je rappelle l’admonition du compagnon de Freuchen qui lui disait « Ici on ne fait pas de cadeau, parce que c’est avec les cadeaux que l’on fait les esclaves, comme c’est avec le fouet que l’on dresse les chiens ». Cette question est indissociable de celle de la propriété privée et du soi-disant communisme primitif.
Dans un tel système, il ya de la propriété privée, il y a des biens communs, il ya du don et il y a du partage. Il faut démêler tout cela et le comprendre par une analyse fine et non pas par des assertions massives comme le faisaient les marxistes en écrasant les faits sous le poids de concepts tels que celui de « mode de production ».
La grande priorité pour les Inuit est de trouver à manger et pour cela il faut qu’ils chassent. Ils doivent donc s’entendre sur la façon d’occuper les territoires de chasse et ensuite de répartir la viande. Birket-Smith affirme que « chacun peut chasser où cela lui plaît » (id. 174) et que les territoires de chasse ne font pas l’objet d’une propriété exclusive d’individus ou de collectivités, bien que certains endroits soient réservés par certaines familles ou individus. Un ethnographe plus récemment confirme cela à propos des Inuit d’Ammassalik mais en le modulant (P. Robbe, Les Inuit d’Ammassalik, Chasseurs de l’Arctique, Editions du Muséum de Paris, Paris, 1994 : 286-7). Poser des filets ou découvrir un trou de respiration de phoque donnent un accès prioritaire à ces endroits. De même une groupe de résidence ou un campement a un droit de chasse et de pêche sur le littoral adjacent, il a donc un territoire, mais ses limites ne sont pas définies précisément et vu la dispersion de ces petites populations sur des étendues immenses, la question de la compétition pour l’occupation du territoire ne se posait pas de façon aigue. Il y a donc des règles de l’utilisation de l’espace mais ces règles ne peuvent pas se traduire dans le vocabulaire juridique de la propriété au sens d’un droit privé exclusif et permanent. Les droits d’occupation sont temporaires, certains sites sont réservés, il existe un droit d’accès prioritaire pour le premier occupant mais ce droit cesse avec son départ.
Pour ce qui est du partage (au sens ici de répartition) du gibier, Birket-Smith affirme encore que « on peut considérer la communauté eskimo comme communiste », parce que « les dépouilles de la chasse n’appartiennent pas exclusivement au chasseur qui les a fournies » (id. 174). La situation est un peu plus complexe et une description très précise de ces règles de partage est donnée par P. Robbe dans l’ouvrage cité. Toutes les proies ne sont pas partagées de la même manière. Ainsi le phoque annelé, qui est un petit gibier, appartient en totalité au chasseur qui l’a tué. Le phoque barbu est un gros gibier et son partage fait l’objet de règles précises quant à sa répartition. Il suffit que d’autres chasseurs que celui qui a harponné ou tué le phoque viennent le toucher pour acquérir des droits sur une partie de la dépouille. Il y a un « propriétaire » mais d’autres chasseurs ont des droits sur l’animal. Il y a donc nécessairement partage sauf si le chasseur qui a vu et tué le phoque arrive à le ramener tout seul. (Robbe 1994 : 72). Notons tout de suite un point essentiel. Le « propriétaire » (dans la langue inuit iittaa) ne donne pas une part de son gibier. Le principe et les modalités du partage sont posées a priori et le mot « propriétaire » est au fond inexact. La part acquise aux autres ne l’est pas du fait de sa bonne volonté mais d’une règle qu’il ne décide pas. Autre point important : ce n’est pas le chasseur qui reçoit la part de viande mais sa famille nucléaire (id. 274). Le but de la répartition est que chacun puisse se nourrir. Lorsque la bête est partagée entre 4 chasseurs la part du « propriétaire » est finalement très petite. Le phoque à capuchon, également un gros gibier se partage de la même manière mais seulement pendant une période de l’année, entre l’hiver et le printemps. Par ailleurs les chasseurs forment des associations et s’organisent en équipes, ce qui assure déjà les conditions d’un partage (id. : 321-322).
Le partage de la viande ne se limite pas à la répartition des morceaux de l’animal lors de sa capture. Il y a au moins deux autres étapes. Des dons de viande du phoque annelé sont fait aux parents et aux beaux-parents (id. 335) et autrefois on procédait à une répartition des parts entre tous les membres adultes du groupe local. Pour le phoque à capuchon, beaucoup plus gros, la répartition s’étendait au-delà du groupe local (id. 336). Il existe donc un réseau de distribution qui implique, ou impliquait par le passé, une « quasi-obligation du don de viande ». Ensuite des partenariats se forment pour le don de viande crue. Des circuits complexes se créent entre parents par le sang et par le mariage, et entre partenaires, mais il n’y a pas de réciprocité stricte au sens de don et de contre-don. On a affaire à « une forme de don sans contre-partie » (id. 354). Nous sommes bien en présence du principe de « partage » et non pas du principe de don et de réciprocité. Ailleurs dans l’Arctique et de façon analogue, existent des « partenariats » qui lient deux individus pour le partage de la viande. Quand l’un des partenaires capture une proie il donne une part, toujours la même, à l’autre. Lorsque le partenaire meurt c’est la personne qui a hérité du nom du partenaire qui reçoit la part. (id. :356). Il faut aussi noter que les dons de viande existent mais sont motivées par un don antérieur : celui même accordé par l’animal capturé qui s’est « donné » au chasseur. Une obligation existe à donner ce qui a été reçu, mais nous avons déjà vu que le point important était que ce don initial venait de l’extérieur de la communauté humaine. Si la générosité des animaux ne se continue pas dans la générosité des humains entre eux, elle cesse. Le gibier alors se refuse aux chasseurs.
En second lieu le partage se situe aussi et peut-être principalement au niveau de la consommation et du repas. « A tous les visiteurs qui se présentent, écrit Robbe, il est obligatoire de donner à manger »(id. 356). Or parmi ces visiteurs, il y a les voisins, les parents, et des invités de toute sorte. Les repas peuvent être et sont souvent festifs, mais sont aussi informels.
On a donc affaire à un « vaste système d’échange qui met en relation parenté, anthroponymie, partage du gibier, rituel et cosmologie » (id. 359). Je préfère pour ma part parler d’un système de circulation et de distribution généralisé obéissant au principe général du « partage ». A l’intérieur de ce vaste système il y a des moments de dons, de réciprocité et d’affirmation de la propriété du chasseur et du pourvoyeur de gibier. A d’autres moment la notion de partage s’impose plus clairement. En fin de compte tout le monde donne à tout le monde et la notion de don et de contre-don se perdent dans la masse de ces prestations qui assument des formes diverses, de circuits qui englobent toute la communauté dans un vaste espace de partage qui recouvre ou annule la notion de prestation réciproque. L’éthique des rapports interpersonnels est donc à dominante de partage et ne peut se résumer à un calcul des quantités échangées ou mises en circulation.
d- Immanence et conditions de félicité des liens interpersonnels
Tandis que l’égalité et le partage sont des notions qui se laissent cerner sans trop de difficulté, les propriétés d’immanence font entrer dans un univers plus complexe, mais non moins clairement démarqué. On peut aborder la question en montrant d’abord que l’univers mental des Inuit n’est pas habité par la pensée de la transcendance. Freuchen remarque à un moment que les Inuit ont une vue de la mort qui est carrément agnostique : est-ce un début ou une fin ? Mystère. Il n’y a rien à en craindre de toute façon (Freuchen, 1961 : 193). Cette forme de scepticisme ou d’agnosticisme est d’ailleurs largement partagée ailleurs dans le monde dit « primitif » que l’on croit, ou croyait, à tort, la proie de constantes craintes superstitieuses. A en croire Freuchen en tout cas, les Inuit vivent dans le présent et ne pensent pas à la mort. Et ils sont tout à fait contents d’être des Inuit, ils pensent qu’ils ont une vie heureuse et qu’ils habitent le plus beau pays du monde. Nous avons affaire à des gens qui vivent comme ces oiseaux que le Nazaréen donnait, dit-on, en exemple. Le rapport au temps de l’immanence c’est l’immédiateté et une façon de vivre « dans le présent ». Le rapport aux autres dans l’immanence c’est l’immédiateté des relations interpersonnelles. Je ne dis pas sociales, mais on pourrait. La « société » inuit se vit dans le face-à-face de ses habitants, dans les rapports de personnes totales, dans les liens concrets, dyadiques, entre ces personnes, parents, amis, voisins, partenaires. Ces rapports ne sont pas médiés par une instance supérieure aux acteurs, ils sont directs, de personne à personne, immédiats. C’est le fond de la grégarité. On peut aussi aborder cette question sous le rapport de la justice.
La justice
Chez nous la justice, en tout cas la justice en tant qu’institution, repose sur la notion de faute et de sanction; dans une affaire il y a généralement un coupable et un innocent. Nous posons qu’une faute doit être punie. Les actes doivent être sanctionnés. La notion de punition et celle d’exemplarité sont fondamentales dans notre conception de la justice. Enfin nous pensons que les conflits doivent être résolus, le moyen de cette solution étant justement l’établissement et la reconnaissance d’une culpabilité. Il faut un coupable et une victime et tout cela a une résonnance psychologique considérable, parce que chez nous les victimes veulent que la justice punissent le coupable mais aussi que la justice les reconnaissent comme victimes. Or la culpabilité et l’innocence ne peuvent être établies par les acteurs, les protagonistes de l’affaire. Il faut qu’existe une instance supérieure à ceux-ci, détentrice du savoir sur le juste et l’injuste, qui établisse la culpabilité et l’innocence. Un tribunal, une cour de justice, autrefois le roi, et ainsi de suite. Nous sommes dans la transcendance. On ne peut se faire justice soi-même n’est-ce pas ? On se rend compte que notre notion de justice est habitée par la transcendance car son siège n’est pas dans les individus (victimes ou coupables) mais dans un tribunal et tout un appareil extérieur qui dit au coupable qu’il est coupable et le punit, et qui dit à la victime qu’elle est victime et l’indemnise ou la réhabilite. La victime a besoin de cette reconnaissance transcendante (être reconnue comme victime). La société a besoin que le coupable aille en prison.
Imaginons maintenant un système où, pour commencer, il n’ya pas de tribunal, pas de juge, parce qu’on se fait justice soi-même précisément. Ensuite un système où « punir » quelqu’un n’a pas beaucoup d’intérêt, voire n’a aucun sens. Enfin un système où les conflits ne sont pas résolus obligatoirement mais plutôt oubliés, mis de côté, parce que de toute façon personne n’est totalement coupable ou totalement innocent, ou parce que tout le monde est coupable et innocent à la fois. Evidemment un tel système est, de notre point de vue, un système de non-justice, peut-être même pourrait-on l’appeler de non-droit. Or un tel système est celui que les Inuit et d’autres peuples dans le monde ont adopté et avec lequel ils ont vécu pendant des millénaires. Pour eux le non-droit c’est très important, ils ne plaisantent pas là-dessus. Est-ce que cela veut dire que les Inuit n’ont aucun sens du juste et de l’injuste ? Bien au contraire, ils sont viscéralement convaincus que des actions sont bonnes et justes, d’autres mauvaises et d’une iniquité insupportable. Ils vivent dans un univers moral très fort, très structuré. Mais comment faire pour avoir alors un système de justice « immanent » et non « transcendant » comme chez nous, tout en se rappelant que ce système doit être viable et que tout anarchique qu’il soit, il ne doit pas aboutir à la destruction pure et simple de la communauté, mais au contraire à son maintien ? Il faut donc aussi quelque chose d’autre : des moyens de prévenir la violence, de la neutraliser, des moyens d’assurer la paix. L’équation est finalement assez simple à poser : il faut laisser les personnes régler leurs problèmes elles-mêmes comme elle veulent, mais il faut aussi éviter une guerre généralisée.
Tous les observateurs ont constaté une assez grande fréquence d’homicides ches les Inuit. Par exemple Rasmussen en 1932 découvre avec stupéfaction que, chez les Eskimos du Cuivre, chaque homme adulte d’un campement de quinze familles a participé à au moins un homicide, (cité par P. Eckert and R. Newmark , « Central Eskimo Song duels : A contextual Analysis of Ritual Ambiguity », Ethnology, 1980, 19, 2 :191-211, p. 194). Il existait aussi une quasi institution : le « bully » (angl.) personnage abusif et brutal qui intimidait les autres membres de la communauté et leur prenait leurs femmes et leurs biens (A. Hippler, « the North Alaska Eskimos : a culture and personality perspective », American Ethnologist, 1974, 1, 3, 449-469, p. 461) Les choses se passaient ainsi : il y avait trois choix possibles : subir les exactions de ce personnage, le fuir et habiter ailleurs, ou le tuer. Cette dernière solution était adoptée en dernier ressort mais la conduite de l’action était subtile, simplement suggérée par un membre ou l’autre de la communauté. Il arrivait alors un « accident » au dit « bully » après qu’un groupe d’hommes se soit concerté.
Il faut remarquer trois caractéristiques importantes de cette décision : elle a pour but d’éliminer un danger, une menace pour la communauté et non la punition exemplaire ; ensuite elle ne donne aucun prestige au meurtrier, enfin sa préparation est collective mais toujours suggérée par des propos indirects, elle est en quelque sorte anonyme. Hippler qui nous fournit ces observations remarque à ce propos que la société eskimo est « pratiquement anarchique » (Hippler 1974 : 461) et que la violence coexiste avec un souci de paix et d’harmonie. L’idée est d’éviter tout conflit autant que possible et de ne se soumettre à aucune autorité. Seule la peur de la vengeance freinait les pulsions acquisitives et agressives (id.). On peut donc affirmer une fois de plus que le mode de vie collective est anarchique (pas d’autorité) mais grégaire (tendance à s’associer de façon amicale et paisible).
Contrôle des sentiments
L’un des moyens que se donne ce mode de vie AG est le contrôle des émotions et particulièrement de la colère, de l’expression du ressentiment et de la haine, de tout ce qui peut ressortir à des pulsions agressives. Ces sentiments existent et la possibilité d’actes violents et homicidaires est toujours présente. Tous les observateurs semblent d’accord sur ce point (Hippler 1974 : 453, Eckert and Newmark, 1980 : 191, 195 et passim). La culture inuit et la personnalité inuit sont marqués par une ambivalence fondamentale : l’obligation de réprimer toute expression de mauvaise humeur envers un autre, celle de manifester de la bonne volonté, de la sympathie, de la coopération, de l’honnêteté, de l’humilité, avec en même temps l’omniprésence de la magie noire, de la sorcellerie et de la jalousie sexuelle (pour les Inuit les plus occidentaux en tout cas) . Cette ambigüité est constitutive de l’ethos inuit. Ne l’est-elle pas de la nature humaine en général, on peut se le demander ?
Ces dispositions ont été décrites et analysées par différents auteurs. Au niveau de la vie quotidienne on doit à Jean Briggs une des meilleures descriptions de la vie émotionnelle jamais faites sur un petit groupe de chasseurs (J. Briggs, Never in Anger. Portrait of an Eskimo Family. Harvard University Press, Cambridge, 1970). Elle étudie pendant un séjour de dix-sept mois (de 1963 à 1965) la vie d’un petit groupe de 20 à 35 Inuit, les Uktu (Uktuhikhalingmiut) dans le Nord-Est canadien. Elle commence par rappeler que ses compagnons avaient refusé de lui parler pendant trois mois parce qu’elle s’était fâchée, en leur présence, contre des pêcheurs blancs qui avaient cassé un des bateaux inuit. L’expression de la colère –qui n’était même pas dirigée contre eux—leur était intolérable. Pour eux l’équanimité est le signe essentiel d’un esprit adulte (Briggs 1970 : 4). Ils n’arrivent pas à comprendre le monde des blancs, les kapluna, où tout le monde est sans cesse en colère, parle fort, où l’on bat les enfants, où l’on laisse les bébés pleurer… (id. 74). En revanche l’expression de sentiments affectueux entre intimes, conjoints, frères et sœurs, mais surtout entre parents et enfants, est très ouverte, très fréquente et fait usage de procédés linguistiques très élaborés, de termes hypocoristiques (langage de bébé), termes affectueux, diminutifs, etc. ainsi que d’une gamme étendue de procédés humoristiques provoquant le rire et la gaieté. Cette familiarité affectueuse sert aussi de paradigme à toutes les relations interpersonnelles. Voici ce qu’écrit Briggs à ce propos : « Une telle proximité affectueuse (‘closeness’) entre parents est l’expression même de l’idéal chez les Uktu. Ce sont de tels sentiments et de tels comportements que l’on doit avoir avec ses parents : de la gentillesse et de la prévenance, en offrant de l’aide, en partageant ce qu’on a et en prenant plaisir à leur compagnie. Un idéal similaire d’indulgence, d’harmonie et de charité s’applique envers tout le monde…On doit rester d’humeur aimable, sociable et en aucune circonstance ne montrer de la colère ou du ressentiment ». (Briggs 1970 : 181, ma traduction). Il va de soi que des sentiments d’hostilité sous-jacente existaient dans cette communauté et l’auteur n’en fait pas mystère. Le point essentiel n’est pas que l’agression et la violence soient totalement absentes, le point est qu’elle sont évitées, neutralisée ou constamment atténuées par une éthique très explicite et très rigoureusement mise en pratique. La colère est d’ailleurs un sentiment qui en lui-même est supposé faire du mal à distance en quelque sorte : « le désir de faire du mal équivaut à une attaque physique » (id. : 197).
Le duel
Il existe aussi des institutions particulières chez les Inuit qui permettent de donner une expression publique aux conflits. Cette expression prend la forme d’un duel, soit verbal, soit à coups de poing. Notons tout de suite que le duel est la forme par excellence de la relation immanente et l’on sait à quel point cette forme de résolution de conflit est abhorrée par le pouvoir central et par notre système de justice .
Dans un article intéressant les duels en chansons, une institution très présente au Groenland et décrite par Rasmussen, font l’objet d’une analyse qui démontre leur fonction. Ils établissent à l’occasion d’un conflit une relation « d’ambigüité stable » (Eckert and Newmark 1980 :191) entre les contestants mais ne conduisent pas nécessairement à sa résolution. L’institution consiste en un dialogue chanté entre les deux protagonistes qui se lancent ainsi, tout à tour, accusations et insultes, mais sur un mode humoristique et devant une audience attentive et réactive à l’extrême. Le vainqueur de ce tournoi d’invectives poético-lyriques est celui qui a le dernier mot, soit parce qu’il déclenche une hilarité générale si forte qu’elle réduit l’autre au silence, soit parce que l’inspiration de l’autre duelliste tourne court. Ce duel chanté se déroule au son du tambour, avec des balancements rythmiques de tout le corps, la répétition lancinante de refrains, de formules versifiées, et les exclamations d’une assistance captivée. « L’hilarité est la clé de cet événement » (id : 192) et le rire est supposé restaurer des relations amicales. On a interprété cela comme une forme de procès, mais la notion occidentale de litige est impropre parce que, selon les auteurs (id : 193), il n’y a pas de coupable et pas d’innocent. Cette dualité qui a déjà été notée comme un des traits fondamentaux de notre système de justice ne s’applique pas à la culture inuit. Ce type de confrontation consiste plutôt, d’après les auteurs, à réguler l’expression des sentiments d’hostilité, à leur donner une forme publique, reconnaissable, à les atténuer peut-être.
Dans cette histoire c’est le rire et l’humour qui jouent un rôle primordial. Les chants ne contiennent pas de plates insultes mais des allusions et des métaphores, offensantes, mais indirectement et très amusantes pour le public. Or le rire et l’humour sont omniprésents dans la vie quotidienne et imprègnent toutes les formes de relations interpersonnelles, celles qui sont d’ordre familiales et intimes, mais aussi celles qui lient des partenaires, notamment dans l’échange d’épouse. La plaisanterie sert à établir de la solidarité, comme l’a montré Bateson (1972). Dans un partenariat entre deux chasseurs par exemple la plaisanterie, la moquerie et toutes sortes de blagues sont de mise. Les Inuit rient énormément et de bon cœur, ils se tordent de rire, se convulsent sous l’effet d’une irrépressible hilarité. Mais le rire lui aussi est ambiguë et peut être dangereux, déclencher le désir de tuer.
Dans le duel à coups de poing il n’est pas question d’humour mais de simple violence physique. Tour à tour chaque combattant donne un coup de poing sur la tempe de l’autre. L’évanouissement ou l’abandon marque la fin du combat. Cette forme de duel est donc très réglementée, elle est dyadique, la communauté assiste mais n’intervient pas autrement que pour témoigner de l’issue du combat et du fait que les règles ont été observées. Nous avons donc affaire là aussi à une forme purement immanente de justice, ou à ce qui est pour notre droit occidental une absence totale de justice. Cette forme de duel est illustrée par une séquence du film Atanarjuat.
Conclusion
Les Inuit présentent incontestablement une forme de vie collective qui n’est pas sociale : le refus de toute autorité extérieure, l’autonomie du sujet, l’égalitarisme de fait, l’immanence des relations interindividuelles et les réseaux qu’elles forment, les procédure d’établissement de conditions favorable à la coopération, la suppression ou le contrôle de l’hostilité, l’indifférence pour ce que nous appelons la justice et l’importance prioritaire de l’ethique du partage sont autant de marques indiscutables du mode de vie AG. Dans la suite de nos exposés nous allons voir que ces traits se retrouvent pratiquement à l’identique dans des groupes tout à fait différents et très éloignés dans l’espace.