1ère Conférence
[diapo 1 & 2]
UNITE DE L’ESPECE ET DIVERSITE DES CULTURES : UNE CONTRADICTION INEXPLIQUEE
On convient que l’homme appartient à une seule espèce (d’où son unité) mais que sa diversité culturelle et sociale –qui est grande– résulte de certaines préférences, de choix rationnels, d’adaptations à des conditions matérielles particulières, ou d’accidents historiques. C’est en grande partie vrai mais le problème consistant à faire coexister conceptuellement l’unité de l’homme et la diversité des cultures n’est pas résolu pour autant, surtout si l’on admet que l’unité de l’espèce est aussi une unité psychique et morale. L’universalisme éthique et le relativisme culturel forment un couple mal assorti, c’est le moins qu’on puisse dire. On ne peut pas combler le fossé qui sépare ces deux aspects de la condition humaine et on fait preuve d’inconséquence parce qu’on ne peut pas soutenir qu’il est fondamentalement le même partout et, à la fois, radicalement différent. Si nous condamnons l’excision (ablation du clitoris chez les petites filles), par exemple, comme une pratique immorale ou inhumaine alors qu’elle est sanctionnée par la coutume dans des cultures par ailleurs respectables et qui justifient cette pratique au nom de valeurs « humaines », nous somme donc dans le camp de ceux qui rejettent le relativisme culturel. Or celui-ci est une sorte de dogme chez beaucoup d’anthropologues come Boas ou Lévi-Strauss . Si on se borne à déclarer que la nature humaine, si nature il y a, se résume à quelques besoins élémentaires (se nourrir, procréer, etc.) ou à des traits physiques (avoir une tête et deux jambes) il n’y a rien à en tirer. Ce sont des assertions simplistes, triviales, sans valeur heuristique. On ne peut expliquer ainsi que certains hommes vivent dans des villes et que d’autres se contentent de chasser et de pêcher ou de nomadiser dans le désert. Si on fait découler ces choix (vie urbaine ou nomadisme) de facultés propres à certains groupes humains, on tombe dans le racisme, qui est intenable du point de vue de la génétique et de l’histoire. On en reste donc à postuler l’unité biologique de l’homme et à constater sa diversité culturelle. D’un côté on a des universaux mais sans intérêt pour la théorie sociologique, de l’autre on a des particularités à l’infini. Les deux semblent ne jamais pouvoir se rejoindre. On est dans un cul-de-sac scientifique.
LE POINT DE VUE DE DARWIN
Robin Fox, un des pionniers des thèses darwiniennes en anthropologie sociale, (L’Animal Impérial et Anthropologie Biosociale traduits en français), a bien vu le problème et a bien expliqué comment on en est arrivé là, à la situation que j’ai résumée plus haut qui consiste pour les science sociales à nier ou ignorer le problème de la nature humaine, et du coup, à faire l’impasse sur l’aspect évolutionnaire de la société humaine. Car c’est de là qu’il faut partir bien entendu, du point de vue de Darwin et de l’évolution des espèces dont les lois englobent bien évidemment l’espèce humaine. Tout comme les grands singes, et particulièrement les chimpanzés et les bonobos qui lui sont presque identiques génétiquement l’homme est le résultat d’une différentiation progressive sur la branche des prosimiens qui commence il y a plus de 30 millions d’années, [diapos 3, 4, & 5], qui se sépare entre deux branches il y a 23 millions d’années, l’une se subdivisant ensuite il y a quelques 5 à 7 millions d’années entre plusieurs espèces d’hominoïdes, d’un côté les grands singes dont seules quelques rares espèces survivent et de l’autre les homininés. Les hommes actuels, biologiquement modernes, dits sapiens sapiens, appartiennent tous à une seule espèce vieille de 200 000 années seulement. Plusieurs autres espèces étaient contemporaines de Homo sapiens mais se sont toutes éteintes, on ne sait pas exactement pourquoi (pour une introduction à l’évolution humaine voir Les Origines de l’Homme de Pascal Picq, Points Sciences, Ed. Tallandier, Paris, 2005).[diapos 6 à 12]
Si l’on compare la profondeur abyssale de l’évolution biologique (on peut prendre l’apparition des premiers hominoïdes il y a 23 millions d’année comme point de départ) et la survenue récente des conditions de vie sociale moderne (mettons 10 000 ans à partir de la soi-disant « révolution néolithique ») et si l’on tient compte du fait que des traits évolutifs, particulièrement neuro-anatomiques, mettent des millénaires à se fixer (l’évolution procède à très petits pas et très lentement comme disait Darwin), il est clair que l’homme est le résultat de transformations à l’échelle de l’évolutions biologique qui se mesure en millions d’années et en aucun cas de l’échelle historique qui se mesure à quelques siècles ou millénaires. Il en résulte sans aucun doute possible –si du moins on épouse les thèses évolutionnistes—que les traits du comportement humain actuel, et particulièrement sa capacité à vivre en groupes avec les dispositifs complexes que cela suppose, résulte d’une lente évolution et appartiennent bien à ce qu’il faut appeler sa nature biologique. Celle-ci ne concerne pas seulement ses organes ou son squelette, mais concerne son système neurologique, sa psychologie et son comportement. Les traits de comportement de notre espèce résultent ainsi de notre évolution biologique et nous prédisposent à agir d’une certaine manière. Pourquoi donc les sciences sociales ont-elles pu ignorer ce fait ?
POINTS D’HISTOIRE ET DE TERMINOLOGIE
Ce qui est tout à fait paradoxal c’est qu’au départ en tout cas chez les précurseurs de l’anthropologie moderne au 19ème siècle, des gens comme Maine et Morgan, on comprenait par anthropologie une science naturelle, l’étude des races humaines et de leur évolution. L’attitude évolutionniste (l’histoire de l’humanité étant celle d’un progrès du simple au complexe, de la « sauvagerie » à la « civilisation ») allait de pair avec l’attitude naturaliste. Cette double appartenance de l’anthropologie, à une pensée de l’évolutionnisme et au naturalisme, impliquait la connaissance de l’anatomie, comme celle de l’ethnographie (description des peuples) et celle de l’ethnologie (au sens anglais plus ancien de l’étude des migrations des peuples) et aussi celle de la préhistoire qu’on ne faisait que découvrir (il ne faut pas oublier que jusqu’au milieu du 19è siècle rien ne permettait de penser que l’homme ait plus de trois mille ans d’histoire!). Mais la matrice évolutionniste et naturaliste dans laquelle est née l’anthropologie a été, en quelque sorte, reniée par la suite. Au cours du siècle suivant (le 20e), l’anthropologie sociale a pris des distances par rapport à son acte de naissance naturaliste, s’est subdivisée en se spécialisant à l’extrême en fonction des objets qu’elle étudiait et a renoncé à une vision évolutionniste qu’elle empruntait à ses prédécesseurs, et qui n’était d’ailleurs pas darwinienne du tout. L’évolutionisme que proposaient les anthropologues de l’époque (Maine, Spencer, Morgan, Comte en France) était non seulement unilinéaire mais aussi spéculatif et sans aucune base empirique sérieuse. C’est une des raison pour lesquelles la génération des anthropologues de la seconde moitié du 20e siècle (les fonctionnalistes anglais et les structuralistes français notamment) l’ont réfuté et entièrement mis de côté.
Dans la tradition universitaire américaine la notion d’une discipline anthropologique qui couvre canoniquement quatre champs s’est cependant conservée. Ces champs sont l’anthropologie sociale ou culturelle (ce que nous appelions autrefois en France ‘ethnologie’ et qui concernait les peuples primitifs), l’anthropologie biologique, la préhistoire et la linguistique [diapo 13]. Ces quatre champs constituent bien en effet les domaines de base d’une connaissance anthropologique de l’homme.
Dans notre pays, l’étude des cultures anciennes et primitives, exotiques ou rurales, s’appelait ethnologie puis elle a pris le nom d’anthropologie sociale (ou culturelle) qui est plus ou moins synonyme. Le terme est revendiqué également par ceux que nous appelions anthropologues physiques et qu’on dénomme aujourd’hui anthroponiologistes (anthropobiologie). Pour tout dire la confusion règne aujourd’hui car le titre d’anthropologue a été galvaudé et les discours les plus divers se présentent sous cette étiquette. Toute espèce de description d’un phénomène social, culturel ou politique, est proposée avec le label « anthropologie ». L’usage de ce terme fait référence à une affiliation académique, à une position d’observation théorique, ou à une revendication d’expertise sur l’humain de façon générale. Le terme ethnologue n’est plus guère utilisé car il implique encore de longues stations sur des terrains de préférence exotiques ou « primitifs » et la pratique des terrains longs se fait rare. On lui préfère des « multi-terrains », enquêtes dans des lieux éloignés les uns des autres à la poursuite d’objets tels que les méga-églises, les néo-médecines, ou la pratique du surf. Tout cela suppose une visée spécialisée et compartimentée sur l’humain. L’ethnologie effectivement avait un objet particulier : les sociétés tribales, sauvages, archaïques ou ce qui passait pour archaïque et traditionnel (des « survivances ») au sein de nos propres contrées (la vieille France rurale, les croyances celtiques, etc.). Cette ethnologie s’est ouverte au plus récent et au plus intime de nos propres sociétés dans les années 70 et 80, elle est devenue une anthropologie du soi et non plus de l’autre. Et puis, en s’intéressant à tout, elle a perdu la spécificité qu’elle avait de « science des sociétés primitives ». Il y a eu dans le même temps une certaine ringardisation de l’appellation « ethnologue » et on se pare volontiers de la désignation plus noble « d’anthropologues». Je continuerai toutefois à parler d’anthropologie sociale et d’ethnologie dans ces exposés avec des sens très voisins. Mais je conserve au mot anthropologie sa valeur de science de synthèse portant sur les quatre champs dont j’ai fait la liste (anthropologie biologique, linguistique, ethnologie, préhistoire), à quoi il faut ajouter au premier chef la primatologie et les neurosciences.
Notons en passant que Lévi-Strauss, qui a été le guide suprême des études ethnologiques et anthropologiques en France pendant toute la seconde moitié du siècle et encore maintenant dans une grande mesure, a imposé l’expression « anthropologie sociale » pour désigner ce qu’on appelait autrefois ethnologie. Il a relégué ce dernier terme à un rang subalterne entre ethnographie (description d’une culture particulière, œuvre monographique) et anthropologie (synthèse de toutes les cultures). Mais la synthèse proposée par Lévi-Strauss sous le terme d’anthropologie n’est pas une synthèse pluridisciplinaire (comme le voudrait son usage américain) mais une synthèse d’objet (les cultures humaines).
L’ANTHROPOLOGIE EST-ELLE UNE SCIENCE NATURELLE ? OU DE LA NATURE HUMAINE ET DE SON REJET PAR LES SCIENCES SOCIALES
Je reviens maintenant à l’histoire de notre science en suivant Robin Fox (The Search for Society, Quest for a biosocial science and morality, Rutgers University Press, New Brunswick and London, 1989). Les sciences sociales, sociologie et anthropologie (ou ethnologie) sont nées au cours du 19e siècle sur la base des postulats de Hobbes (1588-1679) et de Locke (1632-1704) et qui ont influencé les encyclopédistes et les théoriciens de la révolution française (Condillac, Helvétius, Diderot, Voltaire, Rousseau et d’autres). Les prémisses de cette philosophie sont l’empirisme (rien dans l’esprit qui ne passe d’abord par les sens) et l’individualisme (l’individu est premier). La théorie du contrat social repose en effet sur ces deux principes : une théorie empiriste de la connaissance (tabula rasa) qui s’oppose à l’innéisme platonicien, et l’idée que les hommes existent à l’état de nature comme individus libres et égaux. L’individu est autonome par rapport à la société qui dérive de la volonté individuelle. Cette contractualisation des volontés individuelles et de l’Etat est reprise par Herbert Spencer (1820-1903), un des fondateurs de la sociologie. Il est lui aussi empiriste et individualiste. De plus il intègre la dimension évolutionnaire qui est par ailleurs définie par Darwin (mais de façon différente) : Le « darwinisme social » de Spencer (la sélection des plus aptes) va influencer la pensée sociale du 19e et du début du 20e siècle.
Les fondateurs de la sociologie en France, Comte (1798-1857) puis Durkheim à partir de 1890, reprennent la thèse empiriste, qui reste fondamentale pour toute la pensée sociologique ultérieure, mais s’opposent à la thèse individualiste. Pour eux, surtout Durkheim, la société n’est pas le résultat d’un accord entre volontés individuelles indépendantes mais un phénomène en soi, sui generis, qui conditionne les pensées et les actes des individus. Le fait social est un fait objectif, extérieur aux consciences individuelles, et ce qui permet au fait social de se traduire dans les consciences c’est la notion de « représentation collective » puis d’intériorisation (ou « intégration »). Durkheim assoit donc son collectivisme (la société comme fait premier) sur une épistémologie (au sens ici encore de théorie du savoir) empiriste. L’individu reçoit ses idées, ses valeurs, ses représentations, son identité, de la société. Le marxisme est lui aussi bien entendu une théorie collectiviste et empiriste. Le sujet de l’histoire n’est pas l’individu mais des forces économiques et des rapports de production qui prennent la forme de classes sociales : les idées, valeurs et représentations individuelles reflètent la classe sociale d’où proviennent les individus. Dans tous les cas ce qui existe dans la conscience individuelle dérive du social.
On ne peut cependant faire abstraction de la psychologie individuelle, même dans l’explication de phénomènes sociaux (exemple : le suicide), et le problème du rapport entre individu et société reste insoluble dans la théorie durkheimienne et dans celles qui s’en inspirent. Cette théorie doit recourir, pour définir son ontologie et son agencement, à des abstractions fumeuses, des entités métaphysiques comme la « conscience collective » qui s’apparente à une divinité, rapport établi par Durkheim lui-même pour expliquer la religion par la société et réciproquement. Il y a d’ailleurs chez Durkheim tout un appareil métaphorique comme « l’effervescence collective », « l’âme collective », qui emprunte à la religion et fait usage de métaphores électriques ou hydrauliques : ondes de propagation, « force » et « pression » collectives, etc. Durkheim écrivait ainsi dans Le Suicide (p. 348) : « Les tendances collectives ont une existence qui leur est propre ; ce sont des forces aussi réelles que les forces cosmiques, bien qu’elles soient d’une autre nature ; elles agissent également sur l’individu du dehors… » (mes italiques). Mais de quelle nature justement ?
Les bases de la pensée sociologique et anthropologique avaient été ainsi posées puis reprises aux Etats-Unis notamment par Boas et Kroeber, deux des plus importants ethnologues/anthropologues du début du 20e siècle. Boas quant à lui substitue à la notion de « société » celle de « culture » et donne naissance à l’influente école culturaliste qui va donner par exemple une Margaret Mead. Pour Boas la notion de culture est le pendant de la notion de vie en biologie. (Mais Boas et son école refusent toute perspective évolutionniste). La démonstration par Margaret Mead –envoyée en mission par Boas– que la puberté à Samoa est une transition sereine vers l’âge adulte, au contraire de ce qui se passe chez elle, à savoir un passage conflictuel et difficile, repose sur l’idée –absolument fausse d’ailleurs sur le plan ethnographique– que la culture de Samoa est une culture permissive, tolérante et non violente. Ce n’est donc pas, pour les culturalistes, la biologie qui conditionne les troubles de la puberté mais la culture. Cela, dans son expression la plus extrême, est bien entendu absurde et faux. Mais ce qui est important pour nous ici c’est l’idéologie sous-jacente : empiriste et collectiviste.
A ces deux dimensions, l’empirisme et le collectivisme, il faut en ajouter une troisième : l’idée de progrès et de perfectibilité de l’individu, ce qu’on peut appeler le progressisme ou radicalisme social, ou encore le socialisme (au sens du postulat de l’amélioration de l’homme par l’amélioration de la société). Si l’individu résulte de la société et de ses institutions, en améliorant les institutions on améliore l’individu. Cette pensée progressiste va rester collée aux sciences sociales jusqu’à aujourd’hui. L’étude de l’homme implique la possibilité, voire la nécessité de l’améliorer. Cela suppose, si l’on y réfléchit, une vision négative et pessimiste de la nature humaine. Durkheim écrivait que l’homme était un puits de désirs sans fond que rien ne pouvait combler. Sa nature était donc fondamentalement égoïste et anti-sociale. On trouve ici une des contradictions les plus criantes de la pensée socio-anthropologique dominante encore maintenant. Il n’y pas de nature humaine (thèse empiriste) mais le peu qui en existe est essentiellement mauvais. Evidemment l’idée radicale de la tabula rasa n’est pas tenable. Mais curieusement ce qui est retenu de la notion de nature humaine ou de l’innéisme (honni par ailleurs) non expliqué par la tabula rasa est imprégné d’une croyance post-édénique, fondamentalement abrahamique, en la nature mauvaise, voire démoniaque, de l’être humain. Ce dernier doit être amélioré ! Il faut le réformer, l’éduquer ! La figure de Durkheim est celle du Maître d’Ecole qui discipline et corrige sa classe de petits paysans incultes et mal élevés ! l’Homme est méchant mais les Sociologues sont bons et l’Ecole forme les Citoyens ! On voit bien que dans notre pays l’image d’une Ecole qui socialise les individus est un de nos paradigmes idéologiques et politiques favoris. C’est par l’école que l’on peut soustraire les enfants et les adolescents aux horreurs de la délinquance et du communautarisme, il suffit de lire nos journaux et d’écouter nos experts pour s’en convaincre.
Pour résumer nous avons trois dimensions qui se sont fixées comme coordonnées fondamentales de la pensée sociologique et anthropologique : l’empirisme (opposé à l’innéisme), le collectivisme (opposé à l’individualisme) et le socialisme ou progressivisme (qui va dans le sens de la pensée évolutionniste et spencérienne du 19e siècle). On peut résumer dans un tableau (que j’emprunte à R. Fox) ces données élémentaires :
EMPIRISME INNEISME
Individualisme Hobbes, Locke (Rousseau)
Collectivisme Durkheim (Darwin)
(diapo 14 : ce tableau n’inclut pas la 3e dimension, progressiste ou radicale. Les parenthèses indiquent une appartenance non univoque).
Ce que nous découvrons aujourd’hui –après la grande synthèse néo-darwiniste des années 1930– et que nos sciences sociales ont tant de mal à admettre, c’est qu’une vision innéiste de la nature humaine est non seulement compatible avec le fait de la diversité culturelle mais explique mieux le comportement social humain sur certains points essentiels. On était parti de là d’ailleurs, de l’unité du genre humain et de sa diversité culturelle. De plus en plus de chercheurs dans les domaines de l’anthropologie sociale et culturelle et dans les domaines voisins (paléoanthropologie, anthropologie préhistorique, primatologie, éthologie, psychologie et sociologie évolutionnaires, neurosciences et sciences cognitives, etc.) postulent que le phénomène social –la socialité spécifiquement humaine—est un fait biologique, au sens d’un fait appartenant à l’évolution de notre espèce. Le comportement de l’homme en groupe est essentiellement un phénomène qui relève de l’évolution biologique de notre espèce. Durkheim a passé sa vie a essayer de prouver que le social ne pouvait en aucun cas être réduit au biologique. La grande figure fondatrice de l’anthropologie française, Marcel Mauss (neveu et associé de Durkheim), avait postulé que l’anthropologie était une science naturelle mais avait développé des idées durkheimiennes sur les représentations collectives et sur la non pertinence du biologique dans l’étude des cultures et des sociétés. Le biologique allait apparaître soit comme une donnée sans intérêt pour la sociologie et l’anthropologie (parce qu’il concernait des faits universels sans pertinence, des faits triviaux), soit parce qu’il supposait une dérive idéologique vers le racisme et l’eugénisme. La prégnance de l’empirisme comme épistémologie, alliée au dogme du collectivisme et à la pression de l’idéologie progressiviste, interdisaient l’entrée du naturalisme dans l’explication du comportement humain. Parti du paradigme établi par Locke (empirisme-individualisme-progressivisme) et de la matrice idéologique des Lumières, et l’ayant transformé en un paradigme empiriste-collectiviste, avec un programme éthique progressiste et relativiste, la pensée sociologique et/ou anthropologique s’est enfermée dans une contradiction : un postulat de l’unité du genre humain et d’une voie commune de développement moral, et le postulat d’une irréductibilité de la diversité des cultures et du relativisme moral qui en découle. Pendant la majeure partie de son histoire l’anthropologie (partie comme nous l’avons dit d’une base naturaliste et évolutionniste) a donc ignoré et combattu le paradigme innéiste, naturaliste et évolutionniste que nous retrouvons après le long détour qui ramène au darwinisme. Cet état de choses en anthropologie a d’ailleurs donné des résultats désastreux, la perte de tout paradigme scientifique, son naufrage dans une espèce de tout-venant journalistique et sa liquéfaction en une soupe « interprétative » alliant dans un mélange de genres la critique littéraire, la philosophie du langage et ses absurdités à la Wittgenstein, et l’appel exclusif à une infime portion du parcours évolutionnaire nommée histoire. Il faut donc admettre la possibilité d’une théorie qui pose que notre capacité à la vie sociale et à certaines formes spécifiques de vie sociale est le résultat d’une évolution de notre espèce biologique. C’est cela qui conditionne notre moralité qui n’est pas du tout engendrée par une religion ou un code juridique mais par des appétences et des réflexes de vie collective que l’on retrouve aussi chez les grands singes, et qui résultent d’un processus de sélection naturelle opérant sur une échelle de temps de plusieurs millions d’années.
On peut dire cela autrement : un répertoire de traits comportementaux a été mis en place par l’évolution de notre espèce. Ces traits comportementaux se sont mis en place en fonction des avantages qu’ils procuraient à notre espèce pour se reproduire. L’un d’entre eux, plus important que la compétition, est la coopération. Les êtres humains sont des animaux qui coopèrent.
NOTE SUR L’INTERDIT DE L’INCESTE
Le refus de considérer la dimension biologique et naturaliste a trouvé une assise dans la théorie de l’interdit de l’inceste et de ses conséquences sociologiques chez Lévi-Strauss. Posant que l’inceste est un fait naturel et que son interdiction est un fait culturel universel, l’auteur des Structures Elémentaires de la Parenté, voit dans sa prohibition le point où la culture humaine se départage radicalement, quitte totalement l’orbite des déterminations biologiques et naturelles. C’est là que la culture se détache entièrement de la nature selon lui. Mais il a tort. Loin d’être un fait en contradiction avec la plupart des comportements animaux, notamment ceux des grands singes, l’inceste (défini comme rapports sexuels entre consanguins proches : frères-soeurs, parents-enfants) est évité par la dispersion à la puberté de l’un des sexes. Ce dispositif (en dispersant à la puberté au moins un sexe, les mâles chez les cercopithèques et les femelles chez les grands singes) se traduit par une fréquence statistiquement nulle ou faible des rapport sexuels entre frères et sœurs, entre fils et mère chez les cercopithèques, père et fille chez les grands singes. L’interdit (sous sa forme culturelle avec toutes ses variantes et les croyances qui vont avec) n’est pas du tout une rupture mais une continuation du fait biologique de l’évitement des rapports sexuels entre consanguins proches, tout simplement parce que la reproduction sexuée (au contraire de la reproduction végétative) repose justement sur la diversité génétique et donc sur le blocage des relations entre partenaires sexuels proches ou identiques génétiquement. Ce mode de reproduction, sexuée, produit aléatoirement de la diversité génétique qui constitue le capital de traits dans lesquels va puiser la sélection naturelle. C’est ainsi que les espèces s’adaptent, se reproduisent et évoluent.
La prohibition de l ‘inceste est donc bien ancrée dans le programme biologique de notre espèce à reproduction sexuée. Grâce au langage et à la pensée dite « symbolique » elle la formule de diverses manières. Cette formulation est culturelle mais l’objet et la fonction de la prohibition restent entièrement naturels. [D’ailleurs on a étudié le mécanisme qui permet d’éviter les unions consanguines et qui crée une répulsion naturelle pour l’inceste. C’est « l’effet Westermarck » si critiqué par Lévi-Strauss. Les germains qui grandissent ensemble jusqu’à l’âge de 6 ans, même dans la plus grande promiscuité, n’éprouvent pas de désir sexuel l’un pour l’autre et les pères qui ont langé les filles et se sont imprégnés de leur odeur n’éprouvent aucun désir pour elles. Voir à ce sujet R. Fox, The Red Lamp of Incest, 1983, et B. Chapais Primeval Kinship, 2008.]
Le partage nature/culture constitue le fonds de l’idéologie des sciences sociales et représente peut-être un avatar de la pensée cartésienne, avec d’un côté la raison et la culture (ou la société) et de l’autre le corps et les sentiments. Mais au vrai il n’y a pas de partage : le corps et la pensée, les sentiments et la pensée rationnelle, l’individu et la société vont ensemble et ne se trouvent pas du tout de part et d’autre d’une barrière illusoire érigée par l’idéologie des sciences sociales.
EXISTE-T-IL UNE NATURE HUMAINE ?
L’idée que l’homme est un être si différent et supérieur à tous les autres que son fonctionnement échappe à toute détermination biologique rappelle la vision pré-galiléenne d’un monde centré sur notre terre autour de laquelle tournent tous les autres astres. Au vrai, il n’y a pas de rupture radicale entre lui et les autres êtres vivants, pas de hiatus insurmontable entre la culture et la nature, pas de solution de continuité entre la société humaine et les sociétés animales. Ce qu’on peut appeler « nature humaine » est alors un ensemble de facultés cognitives (dont celle du langage) qui sont innées chez l’individu et un répertoire complexe de traits comportementaux qui sont également donnés dans notre capital génétique. C’est en ce sens que l’individu et la société ne forment pas deux pôles irréconciliables que des décennies de raisonnements alambiqués ont tenté de concilier tout en les maintenant séparés (notamment en distinguant le sujet de la personne, la personne de l’individu, le sujet de l’action, l’acteur du rôle, etc. etc.). Le problème de la socialisation n’est pas celui de la création d’un être social mais celui de l’émergence de facultés interactives données à la naissance. L’apprentissage d’une langue chez l’enfant n’est pas la création de la faculté de parler, mais l’effectuation dans une langue particulière du langage chez l’individu. Ce qui est donné par la société c’est le fait de parler chinois ou français ; le fait de parler est donné par la nature. Les hommes naissent avec la faculté de parler et d’interagir selon des modalités prédéterminées, mais complexes. L’un des obstacles à l’acceptation du concept de nature humaine a consisté à la simplifier et la réduire à des mécanismes déterministes simples et triviaux (comme se nourrir ou se protéger du froid) ou à exclure les faits de comportement et d’interaction du champ de l’évolution biologique. Il s’agit plutôt d’une matrice très complexe et qui comporte des éléments tout à fait contradictoires ou en tout cas en interaction dialectique, en tension entre eux. Donc je prends pour ma part la notion de nature humaine au sens d’une matrice complexe de traits cognitifs et comportementaux qui préforment l’animal humain à penser, agir et se comporter selon des modèles ou des algorithmes en nombre limité. Ce sont les développement de la paléoanthropologie, de la primatologie (ou plus généralement de l’ethologie) , et des neurosciences, rassemblées par la théorie de l’évolution fondée sur Darwin et sur la génétique (lois mendéliennes), à quoi je souhaite rajouter l’ethnologie, qui obligent maintenant tout chercheur sérieux à rejeter l’empirisme comme théorie de la connaissance, à rejeter l’opposition entre individualisme et collectivisme et à adopter un point de vue qu’il faut bien appeler innéiste, mais qui réconcilie individualisme et collectivisme puisque ce qui existe dans l’individu quand il naît c’est l’intelligence et la faculté d‘entrer dans des rapports sociaux ou grégaires avec d’autres individus de la même espèce . C’est parce que la société est dans l’individu, qu’il n’y a pas, qu’il n’y a plus de contradiction. Tous ceux qui comme moi on grandi dans l’idéologie antinaturaliste des sciences sociales ont du mal à accepter cela.
DU LIEN SOCIAL : LIENS FORTS ET LIENS FAIBLES
Maintenant que la possibilité d’un paradigme naturaliste a été établie contre l’idéologie dominante des sciences sociales –ce qui a été expliqué–, il faut regarder ce qu’il peut nous enseigner, quel avantage explicatif il peut procurer. Pour ce faire je vais examiner un des aspects principaux du comportement collectif, celui que l’on nomme « le lien social ». Mais qu’est-ce que c’est qu’un « lien social » ou que « le » lien social ? Y a-t-il préformation dans l’évolution de l’espèce d’un type de lien particulier qui permette d’expliquer certaines choses (des manières d’agir ensemble par exemple) mieux qu’on ne les expliquait auparavant ?
Les liens qui rattachent les individus entre eux et l’individu à un groupe sont de diverses sortes et ont des motivations variées : coopération, échange, partage, entraide, compétition, dominance, coercition, obéissance, soumission, affection, amitié, amour, désir, imitation, émulation, solidarité, devoir, attraction, protection, défense, prédation, etc. Dans une optique de sciences sociales classiques (du type décrit plus haut) la compétition et la coopération qui relèvent du rationnel sont utilisés pour expliquer les liens sociaux généraux, notamment l’appartenance de l’individu au groupe, tandis que les liens affectifs, irrationnels, instinctifs, individuels, sont invoqués pour rendre compte de relations interindividuelles. Celles-ci passent pour secondaires pare ce que plus naturelles, plus individuelles, relevant de préférence d’un paradigme naturaliste et donc anti-sociologique. C’est peut-être vrai dans nos sociétés mais il n’en a pas toujours été ainsi et la socialité humaine était et demeure en grande partie fondée sur des liens affectifs de nature personnelle.
Un sociologue américain, Marc Granovetter, a mis en circulation en 1973 dans un article intitulé « La force des liens faibles » une distinction qui a eu un grand succès en sociologie et a inspiré de nombreux travaux, particulièrement dans la théorie des réseaux. A partir d’une simple distinction de bons sens entre des liens « forts » comme l’amitié ou l’amour filial, qui crée des petits groupes denses et fermés sur eux-mêmes, et des liens « faibles » comme la simple accointance entre personnes qui « se connaissent de vue » par exemple, il a montré que les seconds, loin d’être insignifiants dans le champ social permettaient justement l’existence de réseaux longs ou étendus et formaient les vecteurs indispensables de la circulation d’informations. Ces liens faibles ne ferment pas de petits groupes ou cliques sur elles-mêmes mais constituent au contraire des réseaux étendus qui permettent la dissémination des idées, des informations, mais aussi des maladies. Le SIDA se dissémine par liens faibles (relations sexuelles occasionnelles) et non par liens forts (relations sexuelles exclusivement entre conjoints). Les rumeurs se répandent en courant sur des liens faibles (bouche à oreille entre personnes qui se connaissent un peu).
Or un couple de sociologues évolutionnaires, A. Maryanski et J. Turner, se basant sur la primatologie et la paléoanthropologie, ont repris cette distinction liens forts/liens faibles et l’ont appliqué à des caractéristiques du comportement paléo-social. Ils ont formulé une théorie du lien faible comme originaire du lien social humain, en l’opposant au lien fort (voir leur ouvrage On the Origin of Societies by Natural Selection, Paradigm Pulbishers, Boulder & London, 2008). Leur raisonnement se base sur le constat suivant : tous les singes de l’ancien monde (les cercopithèques tels les babouins qui ont des groupes sociaux très hiérarchisées) dispersent les mâles à la puberté et constituent des lignées de femelles qui forment l’ossature de leurs groupements. La philopatrie féminine est la règle. Celle-ci conduit à créer des petits groupes cohésifs et durables (inter-générationnels avec une continuité qui va jusqu’à quatre générations) sur la base de matrilignes et de réseaux de femelles auxquels des mâles s’agrègent. Au contraire tous les grands singes dispersent les femelles (philopatrie masculine). Ainsi chez les chimpanzés (Pan troglodytes) les groupes se forment autour de coalitions masculines instables et sur la base de liens créés entre mâles, mais qui ne se transmettent pas à la génération suivante. Des communautés de plus d’une centaine d’individus se forment et ont une base territoriale mais leur composition n’est pas centrée sur des lignées et le statut dans la lignée ne se transmet pas au contraire de ce qui se passe chez les cercopithèques (où une fille de femelle dominante devient dominante à son tour).
Les bonobos (Pan paniscus) sont notables quant à eux pour leur coalitions de femelles qui ne sont pas apparentées car ces primates, comme les chimpanzés (Pan troglodytes) ne pratiquent pas la philopatrie fémininine. Les femelles se dispersent mais dans les troupes qui se créent elles forment des alliances fortes et hiérarchisées, bien qu’elle ne soient pas apparentées. Elles sont ainsi capables de contrôler des ressources et de dominer des mâles qui eux ne contrôlent pas les femelles, qui sont plus faiblement intégrés et qui ne forment aucune alliance entre eux mais avec les femelles. Dans l’ensemble la grégarité bonobo est plutôt paisible et ce sont les femelles qui dirigent le jeu. Pour créer des liens interpersonnels et des alliances elles utilisent l’épouillage, le frottement des parties génitales, le partage de nourriture et le jeu. Ce sont ces activités et ces interactions qui activent la grégarité et stabilisent les liens dans le groupe [diapo 15].
La coupure entre les grands singes à philopatrie mâle et le cercopithèques à philopatrie femelle est intervenue il y a 23 millions d’années, au moment où les deux lignées se séparent [diapo 16]. Il ya environ 7 millions d’année les homininés se détachent des autres hominidés. Quelque chose d’important se passe là également. Nous sommes sûrs d’une chose : les grands singes (chimpanzés et autres) et l’homme appartiennent à la même lignée (monophylétique) et partagent quelques mêmes traits de socialité primitive [diapo 17].
La structure sociale (si on peut parler de structure sociale) ne se forme plus à partir de la filiation biologique et des lignées de femelles , et les liens créés ainsi sont moins durables. Les groupements qui en résultent sont plus fluides et les sociétés de grands singes (chimpanzés, gorilles, orangoutans) sont des agrégats instables avec des individus qui circulent, qui vont et viennent entre groupes (les orangoutans sont solitaires et les gorilles le sont aussi dans une certaine mesure). C’est la fission-fusion des bandes de chasseurs-cueilleurs. Ainsi apparaissent paradoxalement les conditions favorables à la création de macro-sociétés, c’est-à-dire des groupements qui ne sont pas concentrés dans l’espace sur des liens de filiation biologique maternelle mais qui sont formés par des alliances et des réseaux superposés de liens interindividuels. Le lien n’est plus fort et contraignant comme chez les cercopithèques, mais faible, au sens d’être temporaire et renouvelable. Au fond l’ancêtre commun à l’homme et aux grands singes a inventé le « lien social jetable ». C’est un exemple de « pré-adaptation », une invention fantastique parce qu’elle permet de fabriquer du lien social à n’en plus finir. C’est comme le lego, il faut seulement avoir assez de pièces. Les avantages sont énormes et pour un animal qui se disperse sur de longues distances (la savane) et qui parcourt de vastes territoires peu peuplés au cours de sa vie, c’est un peu comme les relais ou les refuges : il n’est pas besoin d’être membre d’un groupe de consanguinité restreint, un club très exclusif, il suffit de faire les gestes qu’il faut, déployer les signes qui conviennent pour établir des alliances.
On est donc complètement sorti d’une dimension particulière de la parenté biologique (lien mère-enfants) comme fondement du lien communautaire ; c’est ce qui ouvre la possibilité d’une plus grande flexibilité, d’une plus grande capacité d’intégration, avec une rigidité moindre des liens sociaux. On a là probablement les fondements de la grégarité humaine qui reste ancrée dans un comportement biologiquement déterminé et fondé sur les émotions. Si les babouins et non les chimpanzés avaient été les plus proches de nous génétiquement notre socialité humaine en eût été toute différente. En réalité nous ressemblons aux chimpanzés, aux bonobos et aux gorilles : nous sommes peu structurés au niveau du groupe. Du point de vue de la primatologie nous sommes caractérisés par une ascendance de liens faibles, c’est-à-dire de liens qui ne sont pas programmés par la parenté biologique, qui ne sont pas très stables, qui sont sans cesse à renégocier. On s’associe facilement mais on se dissocie encore plus facilement. Tout cela n’était pas de bon augure pour créer des sociétés bien structurées et pour faire marcher les hommes au pas. Mais en même temps les avantages adaptatifs étaient considérables puisque ces liens pouvaient être recréés et réactivés entre individus non apparentés et sur une échelle qui est celle de l’espèce et non celle du groupe natal. La capacité à considérer tout autre membre de l’espèce comme un partenaire et un allié potentiel est née à ce moment et a très probablement constitué un premier pas vers une moralité dont le principe est de considérer autrui comme un autre soi-même. Parallèlement on voit que ce cette socialité ou grégarité repose sur l’expression des émotions, sur la sexualité, sur le partage de nourriture, sur le jeu, et pour tout dire sur le plaisir de l’autre, toutes activités qui restent au cœur de la grégarité humaine, mais dont l’étude a été négligée par les sciences humaines et sociales préoccupées surtout par l’ordre mécanique et linéaire du social et fixées sur l’idée d’une nature humaine résiduelle égoïste et antisociale.
Comment me direz-vous alors est-on parvenu à créer des systèmes sociaux rigides, rationnels, fondés des règles et des prescriptions qui ne font pas appel aux émotions, avec des groupes stables et des appartenances fixes (plutôt que des coalitions éphémères) ainsi que des hiérarchies linéaires ? C’est l’objet des exposés suivants dans lesquels j’expliquerai en quoi le « social » s’oppose au « grégaire » et en quoi l’option prise par l’humanité à un certain moment de son développement (probablement le paléolithique supérieur ou « récent ») a déterminé un nouveau mode de vie collective, le mode « social », mais à l’intérieur duquel s’est conservé l’ancien mode de vie collective, le mode « grégaire », de sorte que notre « nature » est partagée entre deux orientations contradictoires et toujours présentes. Comment et quand exactement est né cet ordre social dans lequel vit la quasi totalité de l’humanité actuelle, nous ne le savons pas vraiment. Il a du émerger à un moment de la préhistoire qui précède la soi-disant révolution néolithique, sans doute dans ce moment de grand changement que représente le paléolithique supérieur (ou récent), il y a trente mille ans environ.
TROIS PRINCIPES FONDATEURS DE L’ORDRE SOCIAL
Dans les présentations suivantes j’examinerai les trois grands principes qui président à l’édification des systèmes sociaux, à savoir la réciprocité, la hiérarchie et la corporation. Il s’agit là de principes fondateurs non seulement parce qu’ils reposent sur des algorithmes élémentaires, mais aussi parce qu’ils définissent les paramètres essentiels de la vie collective. Je montrerai que les principes antithétiques, ceux du partage, de l’égalité et des réseaux, définissent une forme de vie collective différente, ancienne, toujours vivante –à l’état pur en quelque sorte dans quelques communautés tribales mais latente et profondément intériorisée dans toutes les autres sociétés humaines–. La vraie unité du genre humain est là, dans la nature « grégaire » de son comportement dont le schéma a été mis en place sur des centaines de milliers d’années d’évolution. Les systèmes sociaux sont certainement plus récents. Leur histoire est connue mais sur une dizaine de milliers d’années seulement. Tous les schémas « historiques » et par conséquent « sociaux » du comportement humain sont rapportés et secondaires.