7e Conférence

COSAQUES ET PIRATES : DEUX EXEMPLES HISTORIQUES D’ANARCHO-DEMOCRATIES

Introduction
Je vais m’aventurer dans cet exposé sur des terres qui me sont étrangères et dans des spécialités que je connais peu, notamment l’histoire de la Russie et celle des côtes de l’Afrique du Nord du 16ème au 18ème siècles. Mais les cas d’espèce que ces régions et ces époques recèlent sont d’un intérêt considérable pour notre propos et élargissent formidablement le champ des études sur les systèmes anarcho-grégaires. Les communautés cosaques et pirates, qui ont entre elles des affinités profondes, constituent en effet des tentatives sérieuses et durables de créer des communautés sur une base anarchique, c’est-à-dire, sans et contre l’Etat, avec un gouvernement démocratique, un mode de vie égalitaire ou quasi-égalitaire, une grande autonomie personnelle et des règles de partage équitable des ressources. Ces communautés ont maintenu sur des périodes de temps assez longues (deux siècles au moins) une cohésion indiscutable sans toutefois devenir des Etats-Nations. De ce point de vue, ces collectifs ont exhibé les caractéristiques de systèmes non sociaux, anarchiques et grégaires, doués de stabilité dans la durée, avec des cultures et des modes de vie propres.
Mais quand on parle des pirates et des Cosaques on a affaire, à bien des égards, à des formes sociologiquement et historiquement très éloignées des communautés tribales AG qui ont été étudiées précédemment. La différence tient principalement au mode de subsistance fondé sur la prédation d’autres groupes humains et sur la guerre. Tandis que les Inuit et les Palawan constituaient des cas très clairs de groupes pacifiques, qui n’organisaient pas la violence et ne faisaient pas la guerre (sauf exceptionnellement), qui ne pratiquaient pas l’homicide de façon systématique, toute l’histoire des Cosaques et des pirates n’est que batailles, expéditions militaires, exploits guerriers sur les mers ou dans les terres, rapines et violences. Celles-ci étaient principalement dirigées vers l’extérieur, tandis que la violence interne était bridée tout en faisant partie des mœurs.
Ce qui rapproche les pirates et les Cosaques ce sont leurs caractéristiques sociologiques. Il s’agit de communautés hybrides ethniquement, constituées par un mélange de transfuges, brigands, vagabonds, paysans déracinés et, d’une façon générale, de personnes fuyant les régimes despotiques et la condition d’asservissement qui était celle des paysans et des travailleurs dans les grands empires (ceux du souverain de Pologne, du Tsar de Russie et du Sultan de l’empire Ottoman). A ces bandes de guerriers et de brigands se joignaient des transfuges d’autres Etats, notamment les royaumes de France et de Grande Bretagne, où la condition de travailleur, notamment dans la marine marchande, était pratiquement celle de l’esclave. Ces renégats et transfuges formaient volontairement des communautés régies par des règles démocratiques. Il s’agit donc de communautés intentionnelles et on pourrait donc leur appliquer le nom d’anarchistes puisque ses membres avaient, sinon une doctrine, en tout cas un programme conscient pour un mode de vie fondé sur le refus du pouvoir autocratique, centralisé et héréditaire. Il s’agit aussi de communautés non enclavées, géographiquement hors des frontières des Etats, centrées sur des refuges géographiques. Il s’agit enfin de communautés permanentes et auto-suffisantes qui subvenaient à leurs propres besoins de façon d’ailleurs opportuniste, en servant occasionnellement les Etats voisins. Elles dépendaient donc, d’une certaine manière, de leur environnement sociologique (les Etats) qu’elles combattaient et servaient (en tant que mercenaires par exemple) tour à tour mais dont elles se distinguaient radicalement.

I- Les Cosaques
La meilleure introduction pourrait être ce tableau fameux de Repin, peint à la fin du 19ème siècle.
[diapo]
Dans ce tableau sont représentés des ruffians slavo-tartares qui se tordent de rire et s’esclaffent bruyamment autour d’une table où l’un d’eux écrit une lettre au Sultan Mehmet IV, sultan de l’empire Ottoman. Cette lettre célèbre, sans doute apocryphe , écrite en 1676, est rendue dans un poème d’Apollinaire qui en reproduit assez exactement certains termes (d’après deux versions originales ou supposées telles). Voici le texte du poète français :
Réponse des Cosaques Zaporogues au Sultan de Constantinople
Plus criminel que Barrabas
Cornu comme les mauvais anges
Quel Belzébuth es-tu là-bas
Nourri d’immondice et de fange
Nous n’irons pas à tes sabbats

Poisson pourri de Salonique
Long collier des sommeils affreux
D’yeux arrachés à coup de pique
Ta mère fit un pet foireux
Et tu naquis de sa colique

Bourreau de Podolie Amant
Des plaies des ulcères des croûtes
Groin de cochon cul de jument
Tes richesses garde-les toutes
Pour payer tes médicaments

Cette missive répondait à la demande du Sultan de l’Empire Ottoman que les Cosaques Zaporogues se soumettassent à lui. Cette lettre et le tableau de Repin livrent une image populaire en Russie des Cosaques comme autant d’anarchistes irrévérencieux et noblement insoumis à l’instar de nos Gaulois de bande dessinée. Staline même, dit-on, avait pendu une reproduction de ce tableau dans son bureau.
Quelle que soit la valeur folklorique et convenue de ces images et de ces textes, ils n’en contiennent pas moins des indices intéressants. Le premier concerne l’attitude des Cosaques à l’égard du pouvoir des nobles et de tout ce qui rappelle l’arrogance autocratique des souverains. Ils faisaient effectivement démonstration de cette attitude avec les boyards (aristocrates) de Kiev et de Moscou par exemple qu’ils insultaient systématiquement. Ce mépris du rang social révèle ce que j’appelle l’immanence des rapports sociaux et l’égalitarisme fondamental de leur mode de vie collectif.
Le second élément concerne le vêtement et l’aspect physique des personnages représentés dans le tableau. On le voit, leur vêtement est plutôt tatar et leurs armes sont des armes orientales, cimeterres et pistolets turcs damasquinés, poudrières d’argent, mousquets à crosse d’ivoire. Leurs vêtements sont loin d’être uniformes et on voit des tenues de types divers. Les uns sont couverts de lourds caftans, d’autres de vestes ou de capes ou sont carrément torse nu. On voit des tuniques, de larges pantalons flottants à la mode tatare ou mongole, des casaquins serrés par des ceintures brodées, des peaux de mouton. Les coiffes sont de plusieurs types, turbans, bonnets de fourrure et d’astrakan, couvre-chefs brodés. D’autres ont la tête nue. Cette diversité reflète une diversité ethnique qui se lit non seulement dans les traits des visages (pour beaucoup de type mongol et d’autres slaves) mais dans les habits et dans les coiffures (crânes rasés avec une longue mèche), les barbes et les moustaches. L’artiste s’est efforcé de vêtir et de parer chaque personnage de façon différente. Le caractère hétéroclite de leurs équipements, de leurs tenues et de leurs physionomies est l’image même d’une société complètement hybride, et d’une culture de l’individualisme forcené. On retrouve un de nos grands thèmes, celui de l’autonomie du sujet.

Origine des Cosaques
Le terme vient d’un mot turc (qazaq) et signifie « vagabond, bandit des steppes, pirate». Il désignait dès le 15ème siècles des petites bandes de pillards et d’aventuriers nomades qui sévissaient dans les steppes entre la Volga et le Dniepr, vaste région hors de tout contrôle gouvernemental. Notons le terme de « pirate » qui glose le mot turc. Il rappelle d’abord le fait que les Cosaques étaient aussi de redoutables pirates de la Mer Noire et de la Mer Caspienne, non seulement experts dans les raids équestres mais aussi dans la flibuste et la razzia des villes côtières. Il suggère ensuite un rapprochement avec d’autres pirates, dans d’autres mers (les côtes barbaresques de la Méditerranée et les Caraïbes dans l’Atlantique). Le terme évoque aussi un autre, celui de Vikings, autres grands aventuriers et pillards des mers du Nord et de l’Arctique. Le rapprochement entre la mer et la steppe nous permettra aussi de mieux comprendre l’affinité profonde des modes de vie que ces milieux abritaient.
Tous ces forbans de sac et de corde, écumeurs de mer, vagabonds et insoumis de tout poil, honnis par les nations policées, étaient en fait, pour la plupart d’entre eux, des transfuges, les descendants de serfs des terres seigneuriales de l’Ukraine ou des soldats échappés des armées du Tsar, ou encore de marins qui servaient dans les flottes des rois et des marchands européens. Parce que nous avons eu sur eux un regard ethnocentré et partial, le regard étatiste, qui les a jugé comme des « criminels » et des mauvais sujets, des mutins et des renégats, on n’a pas vraiment apprécié l’aspect de « révolte sociale » qu’ils incarnaient, la soif authentique de vraie liberté et de vie démocratique qu’ils revendiquaient par la force des armes. Certes les Cosaques ont fini par échapper à ce cliché négatif et ont acquis un prestige immense du à leur valeur militaire mais aussi en raison de l’évolution de leur société qui a fini par perdre son caractère anarchique initial.

Les premiers Cosaques étaient donc ces bandes inorganisées qui écumaient les steppes et ils appartenaient d’abord au monde de la steppe dont il faut dire quelques mots.
[carte 1]
Au 15ème siècle, quand apparaissent les premiers Cosaques, la steppe est le domaine des Turco-Mongols dont le plus célèbre, Temudjin (Gengis Khan), avait embrasé la totalité du continent eurasiatique de Kiev à Pékin au début du 13ème siècle et créé le plus grand empire terrestre de tous les temps. Or cet Etat était d’abord un Etat nomade fondé sur une économie d’élevage et de prédation. Il représentait l’aboutissement d’une civilisation turco-mongole millénaire qui ne se comprend que comme une adaptation à cet environnement de steppe, c’est-à-dire d’étendue herbeuse quasi-infinie, non forestière, de climat très contrasté. La technologie qui va avec le cheval (et notamment l’étrier et l’arc doublement réflexe) et le mode de vie nomade faisaient de ces éleveurs des cavaliers aguerris, de grands combattants, d’une mobilité extrême et des ennemis redoutés dès l’antiquité. La « flèche du Parthe » est proverbiale et les Amazones dont parle Hérodote étaient sans doute des guerrières mongoles (Sauromates) expertes en archerie . Les concepts clés de la vie des steppes sont donc : nomadisme, élevage, guerre, prédation. Mais qui dit vol ou voleur dit volé. Pour qu’un voleur puisse vivre il faut qu’il y ait des volés, c’est-à-dire des riches. Or ces riches se trouvent tout autour des steppes, plus au nord dans les régions boisées de la Moscovie, à l’Est et à l’Ouest sur les terres agricole d’Ukraine ou du Yangtse ou enfin dans le sud, dans les terres fertiles du Moyen Orient. L’économie de prédation des steppes est donc en symbiose avec les Etats agraires sédentaires voisins et les rapports entre les nomades des steppes et les royaumes de la périphérie vont alterner entre commerce pacifique et pillage, expéditions mercantiles et raids militaires, souvent d’ailleurs les deux à la fois. Les Cosaques vont entrer complètement dans cette logique géographico-politique et leur histoire est déterminée par cette dialectique de l’opposition à des Etats et de la collaboration avec ces mêmes Etats, du pillage et de l’échange, de la guerre et de la paix. Les Cosaques seront à la fois des mercenaires au service du Tsar ou du roi de Pologne, et des rebelles combattant jusqu’à la mort les armées de ces souverains.

Les premières communautés cosaques sont sans doute des rebelles tatars qui refusaient le joug de plus en plus lourd des khanats mongols transformés en petits Etats despotiques. A ces rebelles asiatiques viennent se joindre rapidement ces transfuges slaves dont nous avons déjà parlé. Le mélange ethnique s’opère rapidement, mais sur la base d’un mode de vie adapté à la steppe et d’un refus égal de l’asservissement qu’il soit celui des maîtres asiatiques ou celui des souverains de la Pologne et de la Moscovie. L’étonnant dans cette phase de l’émergence cosaque c’est que ce sont des paysans slaves qui ne savaient rien des arts équestres et de la survie dans les steppes qui sont parvenus à dominer, ou en tout cas à égaler, leurs prédécesseurs asiatiques dans la maîtrise équestre et les tactiques de guérillas éclair, d’attaques surprise et de replis stratégiques dans des refuges géographiques.
La géographie n’explique pas l’histoire mais y contribue. Non seulement la steppe est un océan herbeux à perte de vue et un espace où il est facile de se perdre, mais contient des zones particulièrement bien protégées dans laquelle des armées étrangères ont du mal à pénétrer et qu’il est facile de défendre. Telle était cette zone dite « au-delà des rapides » désignée par un terme qui a fini par donner leur nom aux Cosaques qui y avaient élu domicile, les Cosaques « Zaporogues ». Cette zone située sur le cours inférieur du Dniepr, abritant la communauté de la Sitch, était en contact avec celle qui comprenait le cours inférieur du Don. Ces deux zones étaient dans la continuité du Pays Sauvage qui allait jusqu’au Terek.
[carte]
Toute cette contrée était donc une sorte de finis terrae, de no man’s land, dans laquelle les mécontents, les humiliés, les oppressés, pouvaient échapper au contrôle des souverains, despotes, rois, tsars, seigneurs, boyards, nobles, khans, pachas et sultans de tout acabit, et sortir complètement des structures étatiques.

Organisation cosaque
Les premières communautés cosaques aux 15ème -16ème siècles sont des villages et des campements fortifiés sur les cours inférieur du Dniepr (Zaporoguie, Sitch), du Don, du Terek et du Yaïk.
L’économie est fondée sur l’élevage mais surtout sur la pêche dans les eaux très poissonneuses des fleuves, ainsi que sur les razzias, la flibuste et le mercenariat. Les Cosaques Zaporogues étaient de redoutables pirates écumant les rives de la Mer Noire sur leurs « mouettes », embarcations très maniables –grandes pirogues mues à la rame– qui arraisonnaient les galères turques. Comme les Etats agraires, Kiev puis Moscou, devaient se défendre des attaques des Tatars des steppes ils avaient un grand besoin d’autres guerriers nomades pour cela. Ils faisaient donc appel aux Cosaques qui en grand nombre étaient à la solde des rois de Pologne et des tsars de Russie. Les Cosaques avaient développé des techniques militaires (formation de charriots en triangle, attaque sur plusieurs lignes de cavaliers) qui, ajoutées à leur valeur en tant que combattants aguerris dès le plus jeune âge, faisaient preuve d’une efficacité formidable. Mille Cosaques pouvaient arrêter une armée de six mille guerriers tatars. Les prises des forteresses d’Azov et d’Astrakhan ont constitué des exploits militaires insurpassés par les meilleures armées européennes. Enfin les Cosaques devaient commercer pour se procurer des denrées indispensables, à commencer par le grain. En effet, ils refusèrent et même interdirent l’agriculture jusqu’à la fin du 17ème siècle. L’agriculture en effet était une activité servile ou qui conduisait à l’esclavage, c’était une occupation honteuse à leurs yeux. Ils avaient besoin de métal, de poudre, d’armes, de tissus, et ils allaient s’approvisionner dans des marchés comme ceux d’Azov ou d’Astrakhan.
La « société » cosaque s’est développée à partir d’un modèle primitif égalitaire de petites communautés qui se gouvernaient sur la base d’une démocratie directe, avec une base territoriale. L’assemblée (kroug, rada) avait tous les pouvoirs. Elle était constituée par tous les hommes (pas les femmes apparemment) de la communauté. Elle élisait un chef, l’ataman, qui était responsable devant elle et si ce chef manquait à ses devoirs ou s’il prenait une décision contraire à la volonté de l’assemblée il était remplacé, voire mis à mort. Ce chef était avant tout un chef militaire et son pouvoir n’était absolu qu’en campagne. Un rituel d’humiliation prenait place lors de l’investiture rite au cours duquel le nouvel ataman était couvert de boue. Plus tardivement les communautés cosaques ont évolué vers une sorte de démocratie parlementaire avec une bureaucratie et des conseils, mais l’ataman est resté un responsable élu jusqu’au 19ème siècle.
Une caractéristique intéressante était que ces assemblées ne procédaient pas à un vote mais à un débat houleux où ceux qui criaient ou même tapaient le plus fort emportaient la décision. Ces empoignades tumultueuses qui finissaient parfois en rixes ne sont pas sans rappeler les conseils des républiques pirates des côtes barbaresques. Ce refus d’un compte des votes au profit du volume sonore et d’un effet de vacarme, est très curieux. Il s’explique peut-être par une volonté d’imposer l’unanimité qui est l’une des conditions d’existence d’un régime AG : pas de tyrannie d’une majorité. Mais comme il y avait bien sûr des avis opposés, c’était une sorte de compromis : on jugeait à la force des applaudissements et des assesseurs passaient dans les rangs pour évaluer le degré de popularité d’une décision. Ce phénomène qui paraît relever du désordre et de la pure anarchie résulte sans doute d’une loi plus profonde qui est celle de l’application du principe d’unanimité à un processus d’assentiment populaire par définition divisé en lui-même.
Au départ les Cosaques de la Sitch formaient des sociétés sans femmes à l’instar des fraternités de moines-soldats du type des Chevaliers de Malte. Un modèle militaire a continué à dominer leur organisation. Il y avait donc bien un principe hiérarchique à l’œuvre, qui opérait certes dans un contexte de guerre, mais contredisait l’égalitarisme fondamental de leur organisation civile. Progressivement, plusieurs facteurs de changement ont permis l’apparition d’une hiérarchie sociale, d’une distinction entre familles d’« anciens » et de « nouveaux» Cosaques, entre riches et pauvres, l’émergence d’une oligarchie. Le Tarass Boulba de Gogol était un riche cosaque . Cette stratification interne de la société cosaque a résulté de la croissance démographique qui rendait plus difficile l’intégration de nouveaux venus. A l’origine on pouvait peut-être comparer les communautés cosaques, celles de la Sitch notamment, à une sorte de Légion Etrangère : on vous engageait sans vous demander ce que vous aviez fait avant. Le mélange racial et ethnique était complet et aucune ligne de démarcation ne séparait les slaves des Mongols ou les Blancs des Jaunes. C’était une société ouverte et sans barrière raciale . Un autre facteur important fut la distinction opérée par la couronne polonaise entre Cosaques enregistrés et non enregistrés. Les premiers avaient des droits déniés aux seconds. Enfin la dérive d’une partie de la société cosaque vers un modèle étatiste et un mode de vie confortable n’est que la répétition du processus qui a transformé la cour des khans mongols en cours chinoises. Le raffinement, le luxe et la culture prestigieuse des souverains chinois ou moscovites eurent raison des rudes tempéraments nomades.
Le premier siècle de leur histoire reste totalement marqué par leur égalitarisme qui se traduisait par un partage en parts équivalentes des ressources et notamment du butin de guerre. Encore un trait caractéristique des organisations pirates ! Les assemblées décidaient qui avait quoi en matière de terres, de cheptel et d’argent.
L’un des traits les plus importants de leur système de vie collective était le sentiment profond d’identité culturelle alliée à une identification à un territoire régional. La solidarité entre tous les Cosaques, du Don, du Dniepr et d’ailleurs était réelle et a conduit à des alliances militaires fréquentes et des pactes d’entraide qui permettaient à une communauté d’en secourir une autre. C’était là une des grandes forces des communautés cosaques qui n’ont jamais formé d’unité politique d’ensemble et n’ont jamais eu de gouvernement centralisé ou même fédéral. Les communautés cosaques sont restées totalement indépendantes les unes des autres tout en s’alliant et se portant aide mutuellement au cours de leur histoire. Cela est une autre démonstration, fondamentale pour notre propos, de l’efficacité de l’anarchie qui s’appuie sur une logique de réseaux et non sur une logique de corporation, sur une configuration en « étoile de mer » plutôt qu’en « araignée ». Au long terme, les Etats agraires ont gagné la guerre du fait de leur poids démographique et de leur puissance économique mais pendant des siècles ils ont perdu maintes batailles contre leurs ennemis anarchiques et sont restés incapables de les soumettre.

Mœurs
Il faut dire un mot de leurs mœurs au sens que ce terme peut avoir pour la conduite des affaires quotidiennes et des relations interpersonnelles. Les Cosaques étaient-ils grégaires ? Au plus haut point. Comment ? Ils faisaient la fête. Tout comme les pirates grands buveurs les Cosaques éteint des soiffards invétérés. L’alcool avait un rôle important (certaines drogues comme le hachisch jouaient le même rôle ailleurs). L’idée admise habituellement chez les « sociaux » et les civilisés », chez les personnes soumises à l’idéologie étatiste (c’est-à-dire nous), c’est que l’usage immodéré d’alcool n’est que l’expression d’un caractère congénitalement déviant et que l’ivrognerie est le pendant de la scélératesse de brigands et autres criminels adonnés au vice. On peut peut-être voir les choses autrement. Les psychotropes ont un effet de communitas. La convivialité et le rapprochement des esprits et des cœurs sont indiscutablement favorisés par l’absorption d’alcool surtout dans les moments de fêtes. Le carnaval de Dunkerke en est un des multiples exemples. Les Cosaques se saoulaient abondamment, longuement, et faisaient de grandes fêtes, dansaient, jouaient du grand luth à huit cordes, chantaient des ballades et des épopées, s’adonnaient à toutes sortes de jeux et de blagues. Quand on décrit le mode de vie cosaque on les peint dansant, sautant, buvant, en réjouissances, débauches et bacchanales effrénées. La vie était une alternance de carnavals et de batailles et le Cosaque d’après Gogol, « était indifférent à tout autre plaisir que la guerre et la bouteille ». Leurs danses très spectaculaires étaient acrobatiques et les sauts, comme chez les guerriers Masaï, revêtaient une connotation de virilité et de puissance sexuelle. De ce point de vue l’alcool et l’état d’ébriété avaient une valeur de rapprochement, de convivialité et d’affirmation d’un ethos grégaire fusionnel. Quant à la liberté sexuelle, nous savons que les régimes totalitaires la détestent et la répriment. Le sexe comme le rire sont subversifs. La vie sexuelle des Cosaques était très libre.

Les femmes quant à elles avaient un statut relativement élevé et participaient à toutes les activités masculines. A l’occasion elles combattaient à côté des hommes. Comme dans toute société où les hommes sont absents une partie de l’année, les femmes doivent s’occuper de toutes les tâches et sont responsables des affaires de la communauté. Mercenaires ou partis en expéditions de pillage ou de commerce, les hommes revenaient au foyer après de longues absences. Il ne semble pas que les femmes aient participé aux assemblées (bien qu’elles dussent, à n’en pas douter, faire connaître leurs avis), mais elles étaient plus libres et plus autonomes que celles des sociétés paysannes. Un proverbe affirmait drôlement que « le Cosaque se dresse fièrement sur sa selle, pendant que sa femme reste à terre….et tient les rênes».

Les Cosaques et l’histoire de la Russie et de la Pologne
On sait l’importance considérable des Cosaques dans l’histoire russe à commencer bien sûr par l’extension du territoire moscovite jusqu’aux confins de la Sibérie et même au-delà du Détroit de Behring. Je ne peux pas m’engager dans un panorama complet de l’histoire des Cosaques et de la Russie jusqu’à la Révolution de 1917. Je voudrais limiter mon propos à la première période jusqu’au 18ème siècle et montrer l’influence et le poids historique de ce qui n’est finalement qu’on conglomérat de bandes armées des frontières mais dont l’idéologie a constitué et constitue encore un idéal de vie et une utopie politique qui a soulevé les masses. Il est possible que la révolution bolchévique doive une partie de son succès à l’héritage cosaque. C’est une des grandes ironies de l’histoire que les révolutionnaires russes aient du combattre ceux-là même dont ils s’inspiraient, peut-être sans le savoir. Les Cosaques ont en effet, après 1917, rallié majoritairement les armées blanches (avant que des régiments cosaques ne soient plus tardivement intégrés dans l’Armée rouge).
Tout d’abord il faut noter l’expansion des communautés cosaques due à au moins deux facteurs : la recherche de nouveaux territoires et l’afflux de serfs et de paysans russes et ukrainiens dans les rangs cosaques en raison des politiques d’exploitation et d’asservissement prises par les souverains d’Ivan le Terrible à la Grande Catherine, à quoi s’ajoutaient les exactions des nobles polonais et lithuaniens.
Un des premiers et plus fameux épisodes de cette expansion est la conquête de la Sibérie par le chef Yermak et sa troupe de guerriers cosaques entre 1582 et 1585. Au départ il s’agissait de conquérir des marchés sur l’initiative d’une grande famille de marchands, les Stroganov. Cette conquête se fait aux dépens des Tatars et des tribus et le Tsar y voit rapidement un avantage d’expansion territoriale. Cette conquête montre que les intérêts de l’empire et ceux des Cosaques pouvaient coïncider. Les Cosaques ont joué dans ce cas le rôle de colonisateurs au profit de l’Etat moscovite, tout en se taillant pour eux-mêmes des espaces de liberté.
Les relations avec les Etats slaves ont pris une autre tournure par la suite. Les communautés cosaques ont maintenu une réelle autonomie en jouant un jeu diplomatique en faisant semblant de se soumettre aux ordres du Tsar ou du roi de Pologne qui exigeaient des marques de soumission mais comprenaient que leur pouvoir n’allait pas plus loin. C’était une farce déjà jouée par les empires chinois et ottoman avec les khans mongols.
Le fait structurel consistait dans la présence, aux portes des régimes autocratiques et esclavagistes, d’entités libres et de communautés régies par la démocratie directe et l’éthique du partage égalitaire et fraternel. Ainsi les formations cosaques ont représenté une alternative à l’ordre social et on a pu dire que les paysans russes étaient des Cosaques en puissance. Les formations cosaques ont agi comme des aimants sur les masses paysannes asservies et exploitées. Les révoltes paysannes et les jacqueries qui ont scandé l’histoire russe se sont alimentées et se sont servies de l’exemple cosaque et s’y sont ralliées. Cette situation a duré jusqu’au 18ème siècle. J’ai déjà noté la transformation progressive des communautés cosaques de type AG à l’origine vers une forme sociale, c’est-à-dire inégalitaire, en tout cas beaucoup moins démocratique, l’adoption de l’agriculture et la fixation dans des terroirs. En 1722 l’assemblée du Don est abolie et la Sitch zaporogue est conquise par l’armée impériale en 1775. Une élite émerge et une stratification sociale se développe.
Auparavant les communautés cosaques libres étaient de formidables adversaires des Etats comme les révoltes de Khmelnytsky, puis de Stenka Razin exécuté en 1671 et Pougatchev, le « Tsar des paysans », le « Genghis Khan de la Grande Catherine »(1742- 1775) l’ont amplement attesté. Je n’ai pas le temps d’exposer toutes ces rebellions, je ne ferai que rappeler la première, celle de Khmelnytsky en 1648.

Ce dernier faisait partie d’une catégorie particulière de Cosaques, les Cosaques ukrainiens. L’Ukraine appartenait alors à la fédération polonaise-lithuanienne. Cet Etat avait dès le début tenté de contrôler les Cosaques en les inscrivant sélectivement sur un registre. Les Cosaques « enregistrés » étaient des propriétaires terriens relativement prospères mais restaient aux yeux des pan polonais des sujets de seconde zone et des ennemis. Cela créait du ressentiment et Khmelnytsky en fut un cas d’école. Un autre facteur de discorde existait entre Cosaques et Polonais. Les premiers étaient fidèles à la vieille religion orthodoxe et les Polonais, catholiques, étaient leurs ennemis jurés sur le plan religieux.

Suite à une expropriation et au rapt de sa femme, bien que Cosaque enregistré et riche propriétaire, Khmelnytsky se rallie à la Sitch zaporgue dont il devient l’ataman puis conduit les troupes cosaques à une grande victoire, celle de Korsun en 1648. Cette campagne voit l’écrasante défaite militaire de l’armée polonaise et déclenche un immense soulèvement populaire de la paysannerie ukrainienne. Des massacres à grande échelle de Polonais et de Juifs ont lieu, d’une ampleur qui ne sera égalée que par les troupes nazies pendant la seconde guerre mondiale. Khmelnytsky est consacré par l’Eglise orthodoxe et il crée un Etat indépendant sous le patronage de Moscou. Aujourd’hui Khmelnytsky est encore le symbole de l’unité ukrainienne.

Cet épisode démontre encore une fois l’importance qu’a eue dans l’histoire des Etats l’existence de collectifs de type AG. Dans le cas des Cosaques on doit tenir compte de la conjonction de facteurs particuliers, notamment leur adaptation initiale au monde de la steppe et à son mode de vie violent et prédateur. Mais la virtuosité militaire combinée avec une stratégie de repli sur des « refuges » naturels n’a pas été en elle-même déterminante dans l’effet d’entrainement social et révolutionnaire. C’est l’idéologie et la pratique constante d’un mode de vie égalitaire dont avaient soif les grandes masses paysannes qui ont fait vaciller les empires pendant au moins deux siècles. Le bref survol de l’histoire cosaque nous enseigne également à quel point ces collectifs AG sont doués de plasticité et combien ils peuvent se montrer protéiformes, mais d’une grande solidarité. Mais nous savons que leur logique n’est pas d’ordre mécanique. La dimension grégaire et anarchique est toujours marquée par l’entropie et l’aléatoire et la logique de réseaux. Ils en ont démontré l’efficacité redoutable sur le plan militaire et sociologique.

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NB : Faute de temps la seconde partie de cet exposé n’a pu être présentée.