3e Conférence
Hiérarchie et Egalité
Le développement graduel de l’égalité est un fait providentiel. Il en a les principaux caractères: il est universel, il est durable, il échappe chaque jour à la puissance humaine; tous les événements comme tous les hommes ont servi à son développement. (A. de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique)
Introduction
Dans cet exposé j’aborde le deuxième grand volet de la socialité/grégarité humaine, celui qui concerne les différences hiérarchiques (d’ordre partiel) dans les groupes, mais plus particulièrement leur absence, c’est-à-dire l’égalité, un état de chose qui est beaucoup plus problématique que l’on pense. Il se trouve que le thème de l’égalité est un problème anthropologique qui est à l’ordre du jour dans notre pays. Il est difficile, comme des débats télévisés récents le démontrent amplement, de divorcer une vue objective et distancée du problème de l’égalité ou de l’inégalité, de prises de position souvent passionnelles. On défend ou on prône l’égalité mais on ne la justifie pas. On combat l’inégalité mais on ne dit pas pourquoi elle est mauvaise (voir A. Béteille 1969). Nous tenons généralement dans notre société l’égalité comme souhaitable, l’inégalité comme devant être proscrite, la première est « morale » et juste, la seconde « immorale » et injuste. Cela bien entendu parce que nous vivons dans un système « démocratique » dont le fondement est ou devrait être l’égalité des personnes et des droits. Mais la définition même de l’égalité est tout à fait problématique, comme je vais le montrer, et l’application de ce principe aux divers aspects de la réalité sociale rencontre des difficultés inextricables. En savant et en humaniste il faut d’abord se demander en quoi consiste l’égalité et son contraire, l’inégalité, et si après tout elle est souhaitable. Vouloir savoir ce qu’elles sont nous engage bien dans une investigation anthropologique qui débouche sur la philosophie politique.
Voici quelques questions qui se présentent d’emblée en tant que candidates à un examen de la notion d’égalité et de ses corollaires : la possibilité de l’égalité, les domaines de l’égalité (économique, politique et de « genre » principalement), l’égalité et l’individualisme, l’égalité compétitive, l’égalité des chances et l’égalité des résultats, l’égalité par rapport à la justice et au droit, par rapport à l’autonomie et à la liberté. Du côté de l’inégalité, qui a été étudiée par les sciences sociales sous toutes les coutures, on trouve la question de l’origine de l’inégalité , les différences entre la hiérarchie, l’hétérarchie, l’asymétrie, la dominance, la stratification ; on a aussi les notions telles que le statut et le rang, le commandement, le leadership, le pouvoir, l’hégémonie la souveraineté, la force, l’ordre, et d’autres notions encore (la différence, la diversité) qui se bousculent pour exiger notre attention.
Commençons par distinguer deux domaines distincts auxquelles les notions d’égalité et d’inégalité s’appliquent en priorité.
1. Le premier domaine est celui de la répartition des biens ; l’inégalité qui lui est associée est celle qui existe entre riches et pauvres. L’égalité serait dans ce cas une situation où tous les biens sont répartis également entre les personnes. Nous avons vu cela dans l’exposé précédent : l’égalité c’est le partage et la propriété tout à la fois.
2. Le second domaine est politique, celui des latitudes d’action laissées au choix des individus. Disons qu’un système hiérarchique est un système où certains donnent des ordres et d’autres obéissent à ces ordres, où certains dominent et imposent une volonté à d’autres qui sont dominés. Il en découle nécessairement que cette dominance limite la liberté ou l’autonomie des dominés (hétéronomie). L’inégalité correspond à une situation de soumission pour les uns (les subalternes) et d’hégémonie pour les autres (les dominants), de contrôle des uns par les autres.
Je traiterai donc du second domaine d’application de la notion d’égalité que j’envisagerai logiquement sous le rapport de l’autonomie et de l’hétéronomie. En traitant du don et de la réciprocité, j’ai essentiellement traité la question centrale de la dette et de son annulation par le système du partage. Il y avait déjà là, posée au centre de la réflexion, la question de la liberté (« les cadeaux font les esclaves, etc. »). Il va maintenant être question de dominance et de hiérarchie sans nécessairement impliquer de transaction sur des biens matériels. Comme précédemment, je vais procéder à une triangulation entre ce que nous apprend la primatologie, ce que nous enseigne l’ethnologie et ce que nous savons des sociétés modernes, démocratiques ou autoritaires. J’aborderai les choses dans l’ordre suivant :
1. Egalité et inégalité en tant que concepts
2. Inégalité chez les primates
3. Egalité et inégalité dans les sociétés/communautés prémodernes
Il existe une troisième plan, en fait sous-jacent, de mise en jeu des valeurs d’égalité et d’inégalité. En général il est confondu avec le plan du politique et du pouvoir, mais il en est distinct. C’est le plan ontologique et personnel qui met en jeu des valeurs de supériorité et d’infériorité en rapport avec des différences individuelles ou des différences qui caractérisent l’individu sous le rapport de l’âge et du sexe ou de tout autre caractéristique qui l’essentialise. Il s’agit au fond de la dimension morale de l’égalité. Cette dimension morale est liée à des mécanismes cognitifs élémentaires et aux représentations mentales de l’identité (voir Hirschfeld 2001)
Logique de l’inégalité et logique de l’égalité
Il faut tout d’abord rappeler le déficit criant jusqu’à une date récente d’une réflexion et d’une étude de l’égalité dans les sciences sociales, en anthropologie sociale en tout cas (Flanagan 1989 : 245). L’égalité était considérée comme le degré zéro de l’inégalité. Elle était définie par défaut et à ce titre il n’y avait rien à en dire . Les société égalitaires étaient tout simplement dépourvues d’inégalité, de hiérarchie ou de stratification et cette lacune soulignait simplement leur extrême simplicité (= manque de complexité) et bien sûr primitivité. Cet ensemble de propositions est dénué de tout fondement. Les groupes humains qui sont égalitaires ne sont pas nécessairement primitifs, et ils sont de toute façon complexes. De plus nous verrons que l’égalité est intentionnellement construite.
D’autre part, la notion d’égalité fait appel à un raisonnement à plusieurs niveaux. On peut dire que la logique de l’inégalité est plus simple, d’une appréhension plus immédiate que celle de l’égalité. L’égalité est tout autant construite et produite par un dispositif de mesures que l’est la hiérarchie, ce qui va nous obliger à réfléchir à une question difficile : l’égalité n’est-elle après tout qu’une anti-hiérarchie ?
Alan Page Fiske, dans un article important paru en 1992, postule qu’il existe quatre relations sociales fondamentales à quoi l’on peut réduire tous les aspects de la vie collective.
Modèles relationnels (modes d’interaction) Propriétés logico-mathématiques (structures d’évaluation) Egalité Inégalité
Partage/mutualisme
(Communal sharing) CS Relation d’équivalence
RST ++
Réciprocité symétrique (Equality matching) EM Relation d’ordre RTAS + Groupe abélien ou commutatif
+Additivité, Associativité, Commutativité +-
Hiérarchie (Authority ranking) AR Relation d’ordre
RTAS ++
Marché
(Market pricing) MP RTAS Groupe Abélien (commutatif) +champ archimédien (totalement ordonné) (proportionnalité, mutliplication)
+-
+-
Les quatre modèles interactionnels de base selon A. P. Fiske
De ces quatre relations de base ou primaires on retiendra qu’une seule pose l’égalité comme entièrement supposée dans sa définition et son application, c’est la relation de partage. Comme indiqué précédemment, la réciprocité implique dans sa mise en œuvre une inégalité ou une asymétrie (la dette) que l’on retrouve dans les relations mercantiles (inégalité graduée). La hiérarchie, par définition, exclut l’égalité. Il est clair qu’aucun système de vie collective réel ne peut être basé exclusivement sur la seule dimension du partage ou du mutualisme. Même dans les bandes de chasseurs-cueilleurs où le partage est le paradigme dominant, des trocs, échanges et prêts sont possibles, et la propriété privée de certains biens la règle. D’autre part sur le plan des relations de pouvoir ou d’autorité, il existe des leaders, des chefs, des anciens, des personnages détenant plus d’autorité, voire même un certain pouvoir comme c’est le cas parfois de chamanes inuit. Partout existe une certaine forme de déférence et des relations asymétriques sont établies, notamment entre cadets et aînés.
Il y a donc déjà un paradoxe à constater que dans les systèmes empiriquement les plus égalitaires, il y a de la dominance. Il faudra qualifier celle-ci et expliquer comment les deux, l’égalité et l’inégalité, coexistent ou se combinent. Il faudra distinguer le pouvoir de l’autorité et les relations hiérarchiques des relations asymétriques. J’y reviendrai dans un moment.
Attardons-nous encore sur le concept de hiérarchie, défini comme un ensemble sur lequel est défini une relation d’ordre binaire ≥ ; l’ensemble ainsi ordonné est réflexif, antisymétrique et transitif, en effet :
[diapo 4]
Si A>B et B>, alors A> C (transitivité)
Si A>B et B>A, alors A=B (antisymétrie)
A>A ou A=A (réflexivité)
Cette relation n’est pas appelée pour rien une « relation d’ordre ». C’est elle en effet qui ordonne un ensemble d’éléments. D’une façon très centrale la hiérarchie c’est l’ordre et l’ordre la hiérarchie. La notion d’anarchie (qui veut dire au départ absence de hiérarchie) est régulièrement traitée comme synonyme de désordre et de chaos. Dans la mesure où la hiérarchie est l’ordre par excellence et dans la mesure où elle exclut dans son principe l’égalité, une société ordonnée est donc nécessairement inégalitaire. Une société totalement égalitaire serait donc anarchique (en proie au chaos). L’idée d’une société égalitaire est-elle donc une pure chimère?
Faire de l’égalité ou de la quasi-égalité avec de la hiérarchie
1. Hétérarchie
On peut considérer qu’il existe dans un système donné, des séries hiérarchiques qui ne sont pas hiérarchisées entre elles. C’est ce qu’on appelle l’hétérarchie, un concept fort intéressant, introduit en neurobiologie par McCulloch en 1945 pour expliquer l’organisation du cerveau humain (cité par Crumley 1995 : 3). Ce principe pose que l’on peut ordonner des éléments en fonctions de plusieurs critères qui ne se laissent pas ordonner entre eux. Ainsi Marie a trois prétendants, Pierre, Paul et Jacques. Des trois Pierre est le plus travailleur, Paul le plus riche et Jacques le plus intelligent. Son cœur balance, qui va-t-elle choisir ? Marie se trouve en effet confrontée à une hétérarchie. Dans la réalité nous sommes confrontés à des hétérarchies et à des hiérarchies de hiérarchies. Différents champs se présentent avec des hiérarchies multiples. Une démocratie, (au sens d’un système de gouvernement) est par définition hétérarchique : on y distingue des champs de pouvoir (législatif, judiciaire, exécutif) et les hiérarchies qui en découlent sont en compétition ou en interaction plus ou moins conflictuelle entre elles, comme nous le savons bien : les juges se rebellent devant l’ingérence de l’exécutif qui nomme les procureurs, les députés contestent au gouvernement le pouvoir de légiférer, et ainsi de suite. Les « corps intermédiaires » dont on parle beaucoup en ces temps-ci sont justement le moyen de renforcer la dimension hétérarchique de la gouvernance et le référendum qui instaure une seule hiérarchie de la base (les électeurs) au sommet (le président) est vu par certains comme antidémocratique parce qu’il instaure plus de hiérarchie au détriment de l’hétérarchie. Individuellement chacun appartient à plusieurs systèmes de rangs, on peut être subordonné dans son entreprise, en position d’égalité dans sa famille et dans une position dominante aux autres en tant que membre d’un club d’échecs. L’une des définitions d’une société égalitaire démocratique serait alors justement de maximiser l’hétérarchie et de combiner de multiples hiérarchies ; pour ses membres ce serait de se situer en même temps sur plusieurs échelles hiérarchiques et de passer d’une hiérarchie à l’autre en maximisant l’égalité des chances (par l’école notamment). De ce point de vue l’égalité est en fait plus complexe que la hiérarchie, mais repose sur le même principe.
2. Arbre hiérarchique
La notion de relation d’ordre est très féconde et permet de multiples applications pertinentes dans le domaine des organisations. Une de celles-ci, très importante en anthropologie sociale, est la structure en arbre de la relation d’ordre.
[diapo 5].
Un tel arbre hiérarchique constitue une structure qui informe l’organisation lignagère segmentaire par exemple ; elle permet de régler les conflits entre segments, d’organiser le pouvoir, de définir les clivages entre lignages et lignées, de fournir un schéma d’organisation pour la vendetta, de recruter du personnel, d’unir et de diviser tout à la fois. Sur le plan conceptuel cette structure est une taxinomie, elle permet de classer les objets du monde naturel et elle fonctionne comme un dispositif sémantique qui sous-tend les ensemble lexicaux. Dans le schéma [diapo 5] les segments de même niveau sont égaux entre eux comme c’est le cas chez les pasteurs nilotiques (Nuer) du Soudan. De ce point de vue il y a une égalité réelle entre toutes les personnes de la même génération (si l’on voit dans ce diagramme un arbre généalogique) mais on peut faire intervenir un critère binaire comme aîné/cadet et hiérarchiser les segments du même niveau (cas du clan conique hawaïen). Ainsi la relation d’ordre permet de créer une hiérarchie et à l’intérieur de la hiérarchie établir une « an-archie ». En anthropologie sociale ce modèle, mis en évidence par le grand ethnologue britannique Evans-Pritchard, a reçu le nom d’« anarchie ordonnée », formule qui recouvrait les systèmes politiques africains acéphales mais obéissant à des règles de fonctionnement leur donnant une certaine stabilité et une certaine cohérence. La notion d’anarchie ordonnée a été utilisée comme définition de tout système politique égalitaire et non centralisé et l’on a suggéré que la structure en arbre était en quelque sorte le substitut et l’équivalent de l’Etat pour ce genre de petites sociétés simples. C’est peut-être vrai pour les peuples de pasteurs et d’éleveurs nilotiques, mais ce modèle ne convient pas pour ce que j’appelle les « vrais » anarcho-grégaires lesquels utilisent en fait une relation d’ordre binaire pour chaque dyade mais n’ordonnent pas l’ensemble de leurs rapports sociaux avec cette relation. Leur population ne forme pas un ensemble ordonné. Il n’ya pas de transitivité.
Le même schéma est à l’œuvre dans la construction d’une des civilisations les plus complexes e les plus durables de l’humanité, la civilisation indienne. Dans la théorie des varna de l’Inde des castes, le critère qui ordonne l’arbre hiérarchique est le pur et l’impur [diapo 6]. Il s’agit d’une taxinomie religieuse qui organise à son tour une hiérarchie linéaire, celle des jati qui sont les castes, groupes réels, fonctionnels, endogames, professionnellement spécialisés (castes des potiers, des forgerons, des voleurs…). Une excellente image de cela est fournie par une organisation de dalit (ex-intouchables) [diapo 7] . Cette représentation supporte une vision anatomique et pseudo-organiciste de la société. La civilisation indienne est particulière en cela notamment que le sommet de la hiérarchie est occupé par les prêtres (brahmanes). Le pouvoir ou la souveraineté religieuse domine le pouvoir politique, les prêtres ont préséance sur les rois. Une hiérarchie englobante de ce type se retrouve ailleurs dans le monde indo-européen, comme dans l’Ancien Régime avec ses trois classes ou Etats: noblesse d’épée, noblesse de robe et tiers-état, trois Etats que l’on retrouve en Inde dans celle des « Deux-fois Nés » Brahamanes, Kshatrya et Vaysha. Ces deux situations illustrent la tripartition fonctionnelle mise en évidence par Dumézil. Notons aussi que ce système s’est montré assez efficace pour organiser une population considérable et d’une très grande diversité, à l’échelle d’un sous-continent et pendant au moins deux millénaires !
3. L’araignée et l’étoile de mer.
Sous ce titre (The Starfish and the Spider par O.Brafman et R. Beckstrom, Penguin Books, Londres, 2006) un livre récent a popularisé la conception de deux formes opposées d’organisation : les organisation centralisées (l’araignée) et les organisation en réseaux acéphale et dépourvues de centre de commande (les étoiles de mer). L’araignée a une tête qui commande aux pattes. Chez l’étoile de mer les branches se coordonnent entre elles sans passer par un centre de contrôle. Et pourtant les étoiles de mer peuvent se déplacer! Dans cet ouvrage il y a un exemple ethnologique, celui des Apaches –qui sans avoir aucune structure centralisé ou de commandement se sont opposés avec succès aux armées espagnoles– ; les autres exemples se réfèrent principalement aux réseaux de partage d’information sur internet (comme Wikipedia, Craiglist, Napster, eMule, etc.) ou à des rassemblements du type Burning Man. Il est donc amplement démontré que l’on peut très bien fonctionner et avoir une organisation efficiente sans avoir un chef, PDG, leader suprême, ou autre. Il ne faut donc pas confondre anarchie et absence d’organisation. Il n’y a pas que la hiérarchie qui garantit l’organisation.
Il existe par ailleurs différents modèles permettant de suppléer aux arbres hiérarchiques et de définir des organisations non hiérarchiques : les quasigroupes de Steiner, les matrices, les graphes de Peterson, etc. [diapo 8]
Les relations de dominance dans le règne animal
De nombreuses espèces zoologiques qui vivent en groupes présentent une hiérarchie de dominance qui se manifeste dans un inégal accès aux ressources (nutritives, sexuelles). Chez les insectes des spécialisations dans les tâches font penser à un système de castes. Les hiérarchies animales résultent théoriquement d’une série de confrontations dyadiques qui font émerger les plus forts et les plus faibles. La dominance est dépendante de facteurs tels que la taille, l’agressivité, le sexe et la fertilité. Pour le sexe, chez presque tous les mammifères, sauf les lémuriens, les hyènes et les bonobos, la dominance est systématiquement en faveur des mâles de l’espèce. Chez les humains toutes les sociétés connues et ethnographiées présentent ou bien une dominance masculine ou bien une égalité de statuts, mais jamais de dominance féminine (au sens où tous les mâles sont dans une position subordonnée aux femelles). Le matriarcat –qui était une hypothèse de l’ancienne anthropologie évolutionniste du 19ème siècle et pour Morgan un stade primitif de l’humanité — est une pure fiction et les rares cas de dominance féminine sont sujets à caution . Mais toutes les formes de dominance chez les animaux ne sont pas nécessairement des traits qui sont présents chez les humains et il n’est pas du tout certain qu’il y ait une continuité entre le pecking-order des volatiles de basse-cour par exemple et la hiérarchie linéaire chez les humains. La question à laquelle on n’a pas de réponse claire et définitive est de savoir si la dominance est une tendance inhérente à notre nature de primate ou non.
Chez les primates non humains, notamment les chimpanzés il existe des hiérarchies entre mâles qui sont très apparentes –chez les bonobos des hiérarchies de femelles—et, comme je le préciserai plus loin, ces hiérarchies s’accompagnent de phénomènes de coalition ou d’alliance entre mâles afin de préserver ces hiérarchies (Wrangham, Mittani et al.). Ce phénomène de coalition est intéressant pour nous dans la mesure où il implique une certaine égalité entre les membres de l’alliance.
Organisation sociale des chimpanzés
Dans un article de 2002, Mitani, Watts et Muller résument ce que l’on sait à ce moment de l’organisation sociale des chimpanzés étudiés à l’état sauvage (J. Mitani, D. P. Watts and M. N. Muller, « Recent Developments in the Study of Wild Chimpanzee Behavior » Evolutionary Anthropology, 11 :9-25, 2002) : [diapo 9]
• Leur société est très fluide et caractérisée par la fission-fusion.
• Ils forment des communautés géographiquement localisées.
• Ces communautés sont subdivisées en sous-groupes de composition et de durée variables.
• Les mâles sont philopatriques, les femelles se dispersent.
• Les mâles s’associent plus entre eux que les femelles entre elles—celles-ci passent plus de temps avec leurs petits qu’avec d’autres femelles adultes.
L’hypothèse est que la tendance à l’isolement chez les femelles est liée à une stratégie d’obtention de nourriture (il est plus facile de trouver de la nourriture en cherchant seul qu’en entrant en compétition avec d’autres), la tendance au regroupement chez les mâles est lié à une stratégie d’accès sexuel aux femelles. Cette hypothèse n’est pas entièrement confirmée.
Les procédures d’accouplement (copulation) qui sont apparues après 20 ans d’observation sont les suivantes : les accouplements ont lieu majoritairement dans des groupes multi-mâles et multi-femelles et les femelles s’accouplent avec plusieurs mâles ; les mâles s’accouplent également avec toutes les femelles et tous les mâles ont accès aux mêmes femelles. En dehors de cette situation, des mâles dominants peuvent s’assurer d’un accès exclusif à des femelles, soit en s’isolant par couple au cours d’une période d’œstrus, soit en les défendant contre les approches d’autres mâles. Ces périodes d’accouplement exclusif (consortship) entre une femelle et un ou deux mâles, voire plus, sont celles qui sont les plus fertiles.
Les liens entre la mère et les petits sont très forts et sont durables. Les liens entre mâles génétiquement apparentés jouent un rôle dans le degré de coopération entre eux et contre des mâles d’autres groupes, mais à quel point exactement ? Des études montrent que des liens forts se créent entre mâles non apparentés et que la filiation par les femelles n’est pas déterminante.
Les chimpanzés sont des chasseurs et leur proie favorite est le colobus rouge. Ils chassent coopérativement en bandes de mâles et partagent la viande entre eux et avec les femelles. L’une des fonctions du partage de viande est d’obtenir un accès sexuel aux femelles et une autre de consolider les hiérarchies, le mâle dominant distribuant de la viande à ses alliés et les membres d’une coalition partageant entre eux de façon réciproque. Ces partages de viande permettent d’augmenter les chances d’accès aux femelles compte tenu de la compétition inter-mâles. « Chez les chimpanzés, les alliances jouent un rôle important dans la fixation des rangs et le rang élevé confère un avantage reproductif » (Mitani et al.2002 : 18).
Le comportement social des chimpanzés est également caractérisé par la territorialité et l’agression. Les communautés de chimpanzés ont une base territoriale avec des frontières qu’ils défendent contre les intrusions de chimpanzés d’autres communautés et ils organisent régulièrement de patrouilles formées de plusieurs mâles qui surveillent ces frontières. Les rencontres avec des mâles étrangers résultent fréquemment en batailles mortelles. On suppose que la défense du territoire a pour fonction d’assurer la plus grande surface possible fournissant des ressources nutritives aux femelles. Les patrouilles sont de préférence formées d’individus fortement liés entre eux (qui chassent ensemble, se donnent des soins mutuels, etc.). Coopération et agression inter-groupe vont de pair. Les agressions sont plus fréquentes quand la taille des groupes en présence est en faveur des agresseurs. Cela peut conduire à l’anéantissement complet d’une communauté par une autre.
Dans le même ordre d’idée, les infanticides sont fréquents aussi bien entre groupes que dans le même groupe. L’infanticide s’accompagne généralement de cannibalisme. On a cherché à expliquer cela par le profit reproductif de mâles qui ainsi se débarrasseraient de la concurrence présentée par la descendance d’autres mâles, mais cette explication n’est pas satisfaisante en ce qui concerne les infanticides intracommunautaires qui restent un mystère pour la primatologie (id : 21).
Des analyses endocrinologiques (testostérone et cortisol) permettent de mesurer les niveaux de stress et conduisent à établir une corrélation positive entre agression et rang. Les mâles dominants, chez les chimpanzés, sont curieusement affectés par un stress permanent même quand leur rang n’est pas directement remis en cause. Les babouins, par comparaison, alors même que leurs hiérarchies entre mâles sont fondées sur l’agression, ont des niveaux de stress moindres. La raison de cela tient peut-être à ce que les hiérarchies des babouins sont plus stables et fondées sur des groupes plus cohésifs. Les chimpanzés vivent en groupes plus fluides, de composition plus variable en raison de la règle de fission-fusion, et leur statut est donc plus sujet à changement, moins prévisible, moins assuré de se maintenir. D’où un stress plus constant. On retrouve là nos « liens faibles » du chapitre précédent. Les chimpanzés sont plus « politiques » que les babouins et font volontiers penser aux partis politiques français en période pré-électorale. Les chefs de parti sont constamment menacés d’être renversés par des compétiteurs issus de leurs propres rangs ou par des transfuges. Mais la testostérone déclenche l’agression et la violence plutôt que l’affection, ce qui rend les mâles moins protecteurs (ils ne protègent pas systématiquement leur descendance) et ne fait pas du tout d’eux des pères attentionnés. Enfin la violence des mâles s’exerce régulièrement sur les femelles en période d’œstrus. [diapos 10-14]
L’ensemble de ces observations peut se résumer en quelques points saillants. [diapo 15]
1. La socialité des chimpanzés repose sur les mâles de l’espèce qui sont philopatriques.
2. Les femelles ne tissent pas de liens forts ni entre elles ni avec les mâles.
3. Les rapports entre mâles sont fondés sur l’agression et la dominance, créant des hiérarchies et s’accompagnant de coalitions.
4. Ils coopèrent pour trois raisons : les coalitions liées au rang, la chasse, et la défense du territoire.
5. La répartition de la viande obéit aux deux modalités du partage et de la réciprocité.
6. Les liens d’amitié entre mâles sont marqués et on sait aussi que les chimpanzés sont capables d’empathie (= conscience des états de conscience chez l’autre).
7. Les sous-groupes sont instables et obéissent à la règle de fission-fusion.
8. Les liens de couple mâle-femelle sont inexistants ou très temporaires.
9. Les mâles s’adonnent à l’infanticide et ne portent pas d’intérêt à leurs petits.
10. La parenté biologique (au sens de consanguinité) ne joue pas un rôle déterminant, ou son rôle n’a pas pu être établi exactement, sauf en ce qui concerne le lien mère-enfants.
Ainsi ces animaux nous ressemblent beaucoup par certains traits : les mâles sont dominants et agressifs mais capables d’amitié et d’empathie, ils sont territoriaux, ont le sens de la communauté, leurs alliances sont volatiles, ils partagent la nourriture et protègent les femelles qu’ils violentent par ailleurs. Il y a là de quoi justifier le mythe du « demonic male », violent et suprêmement territorial, qu’une littérature para-anthropologique a popularisé à tort. Dans l’ensemble, on a affaire à une société masculine, avec beaucoup de coopération et une grande autonomie individuelle. Pour ce qui est de l’égalité on peut dire deux choses : l’organisation des chimpanzés repose beaucoup plus sur la hiérarchie que sur l’égalité mais les hiérarchies sont sans cesse remises en cause et cela permet à « l’ascenseur social » de fonctionner et aux premiers de passer éventuellement devant. La dominance est toujours présente mais, encore une fois, les hiérarchies ne sont pas stables. On peut peut-être parler de relative égalité des chances entre mâles sains et du même âge.
Nous allons maintenant comparer cette situation à ce que nous savons des communautés humaines vivantes –ou étudiées dans un passé récent—qui se rapprochent le plus de ce que pouvaient être les communautés humaines les plus anciennes, celles qui vivaient il y a au moins une centaine de milliers d’années, au paléolithique moyen (entre -200 000 et -30 000).
Les chasseurs-cueilleurs
On sait très peu de choses de la vie collective et de l’organisation sociale des hommes du paléolithique. On sait au moins une chose : ils étaient des prédateurs et non des cultivateurs ou des éleveurs. La chasse, la pêche, le charognage et la cueillette leur fournissaient leur subsistance et un mode de vie adapté à ce mode de production déterminait en partie, ou en tout cas contraignait et limitait leurs possibilités d’organisation, la mobilité et la taille de leurs groupements. Ils s’organisaient très probablement en petites bandes nomades. S’ils avaient des chefs, des clans, des territoires bien délimités, des religions, s’ils étaient pacifiques ou guerriers, on ne peut faire que des conjectures à ce sujet. Les données dont disposent les archéologues pour imaginer les délinéaments d’une organisation sociale sont par exemple des traces d’ochre ou des sépultures, et puis plus tard les peintures rupestres auxquelles on attribue des significations magiques ou religieuses, mais rien de prouve qu’elles les avaient. On part d’inférences basées sur l’observation des chasseurs-cueilleurs contemporains (au sens large, ceux que l’on connaît depuis l’antiquité et que l’on a observés de plus près depuis la seconde moitié du 19ème siècle).
Contrairement cependant à une doxa répandue dans les sciences sociales des trois ou quatre dernières décennies, les chasseurs-cueilleurs actuels peuvent nous renseigner sur les conditions de vie et les dispositifs de vie collective des hommes du paléolithique . Il faut bien entendu prendre de grandes précautions dans les extrapolations. L’une des erreurs que l’on peut commettre est de mettre tous les chasseurs-cueilleurs-pêcheurs dans le même sac. Les cultures basées sur la chasse et la pêche sont très diverses. Il faut ainsi distinguer les chasseurs de petit gibier et les chasseurs de grand gibier, les chasseurs à pied et les chasseurs à cheval, les économies de pêche (certaines aussi riches et complexes que les économies agraires), les économies fondées plus ou autant sur la cueillette que sur la chasse, les chasseurs de forêt tropicale ou équatoriale et les chasseurs des région arctiques et subarctiques, les purs nomades et les semi-nomades, etc. Les organisations sociales de ces différents groupes sont variées. En outre beaucoup de chasseurs-cueilleurs actuels vivent aussi d’horticulture, de travaux saisonniers et d’autres activités. Il n’en reste pas moins que certains traits se dégagent d’un ensemble particulier de groupes de chasseurs-cueilleurs ; on peut les caractériser comme des groupes nomades, qui sont à pied, qui chassent et pratique la cueillette à parts plus ou moins égales, qui vivent en petits groupes dispersés. Je les nommerai « chasseurs-cueilleurs basiques » (CCB). Dans tous les cas il s’agit « d’économies à rendement immédiat » (immediate-return economy) par opposition à des économies « à rendement différé » basées sur l’agriculture et l’élevage. On peut considérer que le type peut être représenté par les pygmées Mbuti, les pygmées Baka (tous deux de la forêt équatoriale africaine) et les Bushmen (Bochimans) !Kung du désert du Kalahari.
Lee et Daly dans leur introduction à la Cambridge Encyclopedia of Hunters and Gatherers (1999) résument les traits de la vie sociale de ces groupes de la façon suivante : [diapo 16]
1. L’unité de base est la bande de quinze à cinquante personnes, composée de parents. Ce groupe nomade est caractérisé par
2. Un très fort égalitarisme avec très peu d’autorité pour les chefs ou pas de chefs du tout (les chefs sont sans aucun pouvoir de coercition)
3. Une forte mobilité qui entraîne un déplacement de résidence plusieurs fois par an au moins
4. Une règle de fission-fusion, les bandes changeant de composition constamment en raison de départs et d’arrivée (les départs sont motivés par des dissensions et constituent une solution aux conflits)
5. Une alternance de concentration et de dispersion de la population au cours du cycle annuel (ce que Mauss appelait les « variations saisonnières »)
6. La propriété commune des ressources d’un territoire et des règles d’appropriation de celles-ci sur toutes les parties du territoire de la communauté permettant à tous les membres de celle-ci d’avoir accès à ces ressources.
A ces caractéristiques morphologiques, les auteurs ajoutent des dimensions morales (l’ethos) et idéologiques communes à ces groupes. Parmi celles-ci je retiendrai : [diapo 17]
1. Le partage comme règle centrale de répartition des biens et comme code des relations interpersonnelles (donner sans attendre de retour : mais nous avons vu que cela revenait à distinguer deux modes fondamentalement opposés de relations économiques et politiques).
2. L’idée que l’environnement, la nature, pourvoient indéfiniment aux besoins humains (à certaines conditions) de façon fondamentalement bienveillante.
3. L’existence du chamanisme, soit une pratique de contact avec les esprits supposant la transe (état de conscience altéré) et dont la fonction est avant tout thérapeutique et protectrice.
Ces caractéristiques communes couvrent en fait un très large échantillon de populations (une cinquantaine répartie sur tous les continents). Si l’on restreint cet échantillon à des populations que par ailleurs on peut considérer comme plus représentatives d’un mode de vie de chasseurs-cueilleurs ultra-égalitaires, comme les Mbuti, Baka, Hadza, !Kung San, en Afrique, les Paliyan, Nayaka de l’Inde, les Chewong et les Batek de la Péninsule Malaise, les Siriono et les Aché d’Amérique du Sud (cette liste n’est pas exhaustive), il faut alors rajouter les caractéristiques suivantes :
1. Des normes de conduite qui privilégient la paix et la tranquillité et condamnent ou interdisent la violence et l’agressivité, les normes abstraites de justice n’ayant pas cours.
2. L’égalité de statuts entre sexes, les femmes et les hommes participant également aux décisions collective et les maris n’ayant pas de pouvoir sur leurs femmes (le mariage est souvent une institution informelle et les divorces sont fréquents).
3. Dans toutes les décisions du groupe ou prises dans les unité domestiques la règle est le consensus, voire l’unanimité (les désaccords se soldent par l’éloignement : les dissidents quittent le groupe et vont rejoindre une autre bande).
Dimensions comparées de la grégarité entre chimpanzés et chasseurs-cueilleurs basiques (CCB)
Si l’on compare terme à terme les données de la primatologie (chimpanzés) et celles de l’ethnologie (chasseurs-cueilleurs vivant en très petits groupes), on obtient le tableau suivant : [diapo 18]
CHIMPANZÉS CHASSEURS-CUEILLEURS
AUTONOMIE INDIVIDUELLE MARQUÉE AUTONOMIE INDIVIDUELLE MARQUÉE
DIVISION EN SOUS-GROUPES DIVISION EN BANDES
FISSION-FUSION FISSION-FUSION
LIEN MÈRE-ENFANT FORT LIEN MÈRE-ENFANT FORT
MOBILITÉ FORTE MOBILITÉ FORTE
PARTAGE DE LA VIANDE PARTAGE DE LA VIANDE
ACCÈS COMMUN AUX RESSOURCES DU TERRITOIRE ACCÈS COMMUN AUX RESSOURCES DU TERRITOIRE
LIENS D’AMITIÉ ENTRE MÂLES LIENS D’AMITIÉ MASCULINE
COOPÉRATION ET COALITIONS ENTRE MÂLES COOPÉRATION MASCULINE ET FÉMININE
COMMUNAUTÉS TERRITORIALES FERMÉES COMMUNAUTÉS TERRITORIALES OUVERTES
LIENS DE CONSANGUINITÉ NON DÉTERMINANTS LIENS DE CONSANGUINITÉ RELATIVEMENT DÉTERMINANTS
INFANTICIDE ET CANNIBALISME FRÉQUENTS INFANTICIDE ET CANNIBALISME RARES
PHILOPATRIE STRICTEMENT MASCULINE RÈGLES DE RÉSIDENCE MULTIPLES
MÂLES GREGAIRES, FEMELLES NON GRÉGAIRES MÂLES ET FEMELLES GRÉGAIRES
HIERARCHIES ENTRE MÂLES PAS DE HIÉRARCHIE
ACCOUPLEMENTS MULTI-MÂLES MULTI-FEMELLES FORMATION DE COUPLES TEMPORAIRES OU STABLES
LIEN PÈRE-ENFANT INEXISTANT OU FAIBLE LIEN PÈRE-ENFANT FORT
LIEN FRÈRE-SŒUR FAIBLE LIEN FRÈRE-SŒUR FORT
AGGRESSIVITÉ ENTRE MÂLES INTRA- ET INTER-GROOUPES RÉPRESSION DE L’AGGRESSIVITÉ MASCULINE ET FEMININE
MÂLES DOMINANTS MÂLES NON DOMINANTS
Notons d’abord qu’il est parfois discutable de mettre un trait sur la même ligne, ou de considérer le trait comme uniforme. Ainsi le trait « partage de la viande » ne repose pas forcément sur le même mécanisme (« vol toléré » à gauche, relation d’équivalence à droite); de même pour « cannibalisme » : alimentaire d’un côté, rituel ou symbolique de l’autre, etc.
Notons ensuite que ce tableau et l’analyse faite jusqu’ici omet une dimension majeure qui sépare les chimpanzés des hommes : le langage articulé et la maîtrise de la fonction symbolique . Il y a une raison méthodologique à cela. Cette dimension (le langage articulé et la fonction symbolique) « écrase » toutes les autres et tend à réintroduire le partage nature/culture que nous voulons contourner. Si nous ne prenons pas en considération cette variable, certainement cruciale mais pas nécessairement déterminante dans l’ensemble du comportement grégaire et/ou social humain, on voit mieux comment certains traits sont en réalité communs aux primates non humains et à homo sapiens.
Ces points communs forts sont l’autonomie individuelle (très marquée en comparaison des comportements robotiques des insectes « sociaux » par exemple), la fission-fusion qui en est le corollaire, la division en sous-groupes très mobiles, le lien mère-enfant fort, la formation d’alliances masculines, la capacité de coopération, le partage des ressources (viande, espace territorial), une dimension territoriale dans la définition des communautés. Ces ingrédients font incontestablement partie de la grégarité humaine et comme on le voit n’ont nul besoin de la dimension symbolique et du langage articulé.
Lorsqu’on passe aux traits qui séparent la grégarité des CCB de celle des chimpanzés, trois dimensions se signalent principalement : la parenté, l’agressivité et la dominance.
En ce qui concerne la parenté– qui demanderait un autre exposé beaucoup plus long et dont je ne traite pas pour l’instant–, disons simplement que le système des liens primaires qui constituent la parenté (combinaison de liens de filiation et d’alliance) est totalement une innovations hominienne. On remarque tout d’abord que l’investissement parental chez les chimpanzés ne concerne que la mère. Chez homo sapiens il concerne typiquement la mère et un autre homme (qui peut être le mari, ou le père, ou l’oncle maternel). L’investissement parental chez homo sapiens est sans doute fonction de l’altricialité secondaire et de la stratégie de reproduction (un enfant à la fois surprotégé, plutôt que beaucoup d’enfants lâchés dans la nature). La formation du couple qui conduit à la reconnaissance de la paternité est une spécificité hominienne et combinée avec la relation de germanité (frère-sœur) et à l’interdit de l’inceste, produit l’exogamie qui est peut-être au fondement même de toute socialité humaine (Lévi-Strauss, Fox, Chapais), mais elle s’est développée progressivement (et n’est pas apparue d’un coup comme le pensait Lévi-Strauss). D’autre part la parenté dans toutes les sociétés connues repose toujours sur le langage et la possibilité de nommer les relations. Tout système de parenté s’accompagne d’un système lexical de classification. Cette propriété constitue une des plus importantes et plus centrales découvertes de l’anthropologie et on la doit à L. H. Morgan qui l’a énoncée dans son ouvrage Systems of Consanguinity and Affinity of the Human Family paru en 1871. Il n’y a donc pas de parenté au sens humain du terme chez les chimpanzés. Chez ces primates la consanguinité joue essentiellement entre mère et enfants et peut-être entre mâles apparentés mais moins nettement.
Il nous reste à expliquer la tendance très forte à un strict égalitarisme et la tendance pacifiste des groupes de CCB. C’est le premier aspect qui doit nous retenir ici car je n’ai pas le temps de m’étendre sur le second point qui est l’objet de controverses et qui est de toute façon difficile à évaluer tant la notion de « violence » et d’agression sont difficiles à définir exactement.
Concrètement l’égalité chez les CCB se mesure au fait que tout le monde prend part aux décisions de la communauté, hommes et femmes, vieux et jeunes, que les membres de ces communautés, au niveau de la bande, passent leur temps à créer un consensus ou l’unanimité dans les décisions, à développer ce que j’ai appelé des « conditions félicité de la vie collective » fondées sur l’affirmation de l’égalité entre les acteurs, au fait que les personnes ayant une influence ou une autorité morale n’ont pas le pouvoir de donner des ordres à quiconque, que les maris n’ont pas autorité sur leurs épouses ou partenaires, que l’accumulation de biens créant des inégalités de richesse est très activement découragée et qu’il existe des moyens nombreux de couper les têtes qui dépassent, parmi lesquelles les rumeurs, les on-dit, l’opinion publique, la moquerie, les réprimandes, et même des sanctions comme l’ostracisme, ou la peur de sanctions sous forme de sorcellerie, et jusqu’à l’homicide. L’égalitarisme des CCB implique la reconnaissance du statut égal des très jeunes enfants à qui les parents s’abstiennent de donner des ordres ! Ce que nous appelons l’autorité parentale n’a pas cours chez les CCB et les communautés qui partagent cet ethos radicalement égalitaire . Tous ces éléments, je le rappelle, ne sont pas des spéculations ou des exagérations, mais des faits dûment observés et confirmés par des observations répétées sur des dizaines de groupes CCB et dans des centaines de situations .
Le problème de l’égalité reste entier cependant. On voit qu’elle existe, on sait plus ou moins bien comment elle fonctionne (supra), et on ignore pourquoi elle est souhaitée au point de dominer les volontés et de constituer une valeur morale fondamentale supérieure à ce que pourrait commander l’intérêt individuel ? Au préalable il faut souligner un point important : les valeurs d’équivalence et d’égalité entre les membres du groupe et la préservation de cet état de choses sont intentionnelles. L’égalité n’est pas du tout un état par défaut et R. Lee faisait remarquer de façon tout à fait appropriée que les chasseurs-cueilleurs égalitaires « n’étaient pas des proies passives à la merci du premier système hiérarchique venu » ! (Lee 1992 : 40). L’égalité est produite consciemment, elle est explicitement valorisée et elle maintenue volontairement. Ce n’est pas le degré zéro de la hiérarchie, ni un état d’immobilisme et de non-action ; il y a une dynamique de l’égalité. Les CCB sont des formations en état de turbulence perpétuelle et les relations entre ses membres sont sans arrête négociées et renégociées.
Explication de l’égalité chez les CCB
Dans les sciences sociales et en anthropologie, l’explication par les causes matérielles et économiques a été constamment privilégiée en raison sans doute de l’influence du marxisme (rôle primordial des infrastructures) d’une part, et de la tendance à considérer les causes matérielles et inconscientes comme des facteurs déterminants dans le comportement social d’autre part. Cela nous renvoie à une épistémologie empiriste et mécaniste. Les causes morales ayant leur origine dans la conscience passent pour secondaires. Faire appel à celles-ci expose à une immédiate condamnation pour idéalisme.
Le problème de l’égalité chez les CCB illustre cela très clairement. Une première explication de l’égalitarisme repose sur la constatation que les CCB sont nomades et que, selon la formule maintenant célèbre de O. Lattimore, « un vrai nomade est un nomade pauvre ». Pour se déplacer constamment on ne peut pas s’embarrasser d’un grand nombre de biens. Il y donc un état de pauvreté générale, en d’autres termes comme tout le monde est pauvre, il n’y a pas de riches, donc pas d’inégalité économique. L’observation des CCB révèle un état de choses tout à fait semblable. Les Mbuti, !Kung, Hadza, et tous les autres ont extrêmement peu de biens matériels et donc il ne peut pas exister de différences notables des richesses. L’égalitarisme est le produit d’une pauvreté générale et d’une chrématistique minimaliste induite par le mode de vie.
Une explication un peu plus élaborée mais du même type (matérialiste et déterministe) repose sur la distinction déjà mentionnée entre « économie à rendement immédiat » et « économie à rendement différé ». Cette distinction a été proposée par Woddburn, Meillassoux et d’autres (cit.). Dans le premier cas, le produit est consommé immédiatement, il n’y a pas de délai entre le travail productif et l’obtention du bien. Dans le second cas, l’agriculture principalement, il y a un investissement sur le long terme. Entre la mise en culture du champ et la récolte il y a du temps et cela implique un dispositif d’appropriation au moins temporaire des moyens de production (le champ dans ce cas). Il faut que l’agriculteur puisse protéger son bien (le champ avec les plantes qu’il y fait pousser) jusqu’à la récolte. On peut y voir l’origine de la propriété, cause d’après Rousseau des inégalités sociales. La chasse et la cueillette, la pêche dans une certaine mesure fondent des économies à rendement immédiat, l’agriculture des économies à rendement différé. Les chasseurs sont donc égalitaires et les agriculteurs stratifiés.
Dans le même ordre d’idées on a invoqué le fait que certains biens comme la viande dans des cultures sans frigidaire devait être consommée immédiatement et il fallait donc la partager entre plusieurs quand la proie était de grande taille. Un autre argument régulièrement avancé pour expliquer le partage, qui est un fondement de l’égalité au plan économique, est d’obtenir une assurance sur l’avenir. Ce qui est donné sera rendu. Si je partage maintenant ce que j’ai en trop, l’autre me le rendra demain quand je serai dans le besoin.
Ces raisonnements semblent à toute épreuve mais ils ne rendent pas vraiment compte de la réalité. En effet des sociétés d’agriculteurs, comme les Buid, les Semai et d’autres en Asie du Sud-Est et ailleurs sont très radicalement égalitaires et la propriété privée de certains biens essentiels (notamment le riz) et la garde d’espaces cultivés pendant le cycle de croissance des plantes, n’empêchent nullement une situation de strict égalitarisme. L’idée que le partage égalitaire des ressources est une assurance sur l’avenir a également été critiquée dans la mesure où le partage n’implique aucune obligation de réciprocité comme nous l’avons déjà vu dans l’exposé précédent. Et puis il y a des procédés connus par les groupes les plus simples technologiquement pour préserver les aliments (notamment le boucanage de la viande, les salaisons, les saumures). Les causes économiques et matérielles ne sont donc pas complètement déterminantes. On n’explique jamais les comportements collectifs de façon strictement mécaniste.
Devant l’insuffisance des causes matérialistes ou utilitaires, il faut chercher ailleurs. Des causes d’ordre moral ou éthique ont donc été proposées. Ainsi C. Boehm, dans un article important (« Egalitarian Behavior and Reverse Dominance Hierarchy », Current Anthropology, 1993, Vol. 34, 3 : 227-254) propose de voir dans l’égalitarisme l’instauration volontaire d’une éthique qui s’oppose à l’établissement de hiérarchies. Le mécanisme qu’il propose est celui de l’inversion de la dominance par lequel les dominés potentiels se liguent pour prévenir les ambitions des candidats à la prise de pouvoir (voir plus haut). Ce raisonnement pose l’anti-hiérarchie en principe efficient, ce qui suppose encore que la hiérarchie est le fait primordial et que l’égalité consiste en la suppression de la hiérarchie. Cet article qui repose sur une comparaison très attentive d’une cinquantaine de sociétés réparties sur tous les continents fait effectivement ressortir les procédés mis en œuvre pour empêcher des hiérarchies de se former et des ambitieux de prendre le pouvoir. Cette idée d’une anti-hiérarchie se trouve en fait contenue dans un assez grand nombre de travaux anthropologiques qui parlent de communitas et d’anti-structure, représentée par des phénomènes comme les carnavals par exemple ou bien les institutions monastiques et cénobitiques « hors du monde ». Victor Turner (dans différents ouvrages dont Dramas, Fields and Metaphors. Symbolic Action in Human Society, Cornell University Press, Ithaca and London, 1974) en a fait une catégorie à part de phénomènes sociaux, la communitas dont e concept est apparentée ou très semblable à ce que le sociologue allemand Tönnies appelait la Gemeinshaft, la communauté, par opposition à la Gesellshaft, la société. La communitas dans cette acception est un état collectif fusionnel où les statuts sont inversés et disparaissent dans un sentiment d’union collective heureuse.
L’anthropologue anarchiste Pierre Clastres voyait également dans les sociétés égalitaires amérindiennes des appareils gérés par la volonté de s’opposer à l’Etat . Il suggérait d’ailleurs, avec un humour involontaire, que les chefs des sociétés indiennes devaient être inférieurs aux autres membres de la société parce qu’ils étaient les seuls polygames. Ils étaient donc dans une situation de « dette » par rapport aux autres membres de la communauté à qui ils avaient « pris » leurs sœurs. Il proposait donc aussi un mécanisme de dominance inversée.
Mais d’où vient en fin de compte le désir d’égalité et l’acharnement de tant d’hommes soit pour maintenir un état d’égalité, soit pour obtenir un état d’égalité, comme c’est le cas dans les grandes sociétés industrielles modernes qui se réclament d’un régime dit « démocratique ». On n’est pas plus avancé. La hiérarchie inversée n’est qu’un moyen, pas une fin. L’opposition clastrienne à l’Etat, d’où vient-elle ?
Si l’on argue du fait que la hiérarchie et l’inégalité provoquent le malheur du plus grand nombre en faveur du bonheur d’une seule minorité, l’Etat aurait dû exister avant que n’existent les CCB. Il aurait fallu que les systèmes agraires qui ont inauguré la course au pouvoir centralisé existassent avant les régimes de chasse et de cueillette. Ou alors que ceux-ci eussent été hiérarchisés, ce qui est peu probable au vu de ce que nous savons. Si l’inégalité c’est l’injustice alors un désir de justice peut être une explication. Mais l’inégalité au sens de hiérarchies rationnelles n’est pas toujours injuste et tout le monde ou presque pense en fait que l’Etat est normalement le garant de la justice et d’une équitable répartition des choses.
Pourquoi l’égalité ?
Il me semble que l’erreur commise par ceux qui veulent expliquer l’égalité est de ne s’en tenir qu’à la seule dimension de l’égalité et de son contraire, la hiérarchie et la domination. L’égalité ne peut pas se comprendre comme un projet humain fondamental sans tenir compte de deux autres dimensions qui sont l’autonomie et la solidarité. Autonomie, solidarité et égalité forment système. Comme nous l’avons vu précédemment, l’autonomie individuelle chez homo sapiens est un fait biologique qu’il partage avec d’autres primates, et son corollaire en sont les liens faibles (au sens de liens qui peuvent être formés ou abandonnés par ceux qu‘ils lient et non par un tiers). Mais pour coopérer et former des groupes plus ou moins stables ces liens doivent être sans cesse réactivés et renforcés. Les chimpanzés et les bonobos s’épouillent et se nettoient mutuellement, se caressent, s’embrassent, se frottent les parties génitales, jouent et partagent la nourriture. Les homo sapiens font de même mais étendent le champ d’interactions à l’humour, à la musique, à la danse, aux jeux compétitifs, à l’interaction verbale (particulièrement les rumeurs et racontars). Ils procèdent également à des transactions marquées par des rapports d’empathie et de sympathie, par des rapports d’asymétrie réciproque (comme l’humilité réciproque), par une distinction radicale entre pouvoir et autorité, obéissance et déférence. Ils créent ainsi les conditions d’interaction égalitaires favorables à la coopération (qui en elle-même peut être une activité heureuse). La compétition (hiérarchie des résultats) bloque la coopération. En effet, pour faire coopérer des organismes autonomes, il faut créer une interaction positive qui doit être d’ordre égalitaire. Pour coopérer il faut de la solidarité et celle-ci ne peut exister –en l’absence d’un appareil coercitif extérieur aux acteurs—qu’avec de l’interaction bienveillante. Celle-ci ne peut exister entre individus autonomes que dans des conditions de stricte égalité. L’interdépendance de ces trois dimensions: autonomie/hétéronomie, égalité/hiérarchie et coopération forte/faible, sont au fondement de l’anarchie en tant que système viable, c’est-à-dire en tant que constitutifs de la communauté . [diapo 19] C’est ce qu’a très bien démontré un sociologue, M. Taylor, dans un essai qui porte le titre Community, Anarchy, and Liberty (Cambridge University Press, 1982). Pour construire une communauté et la faire tenir ensemble, il faut des liens assez solides. Comme ces liens « assez solides » ne sont jamais donnés mais toujours activement produits, il faut qu’ils le soient dans l’affirmation réciproque et mutuelle de l’autonomie alors que, par définition, la dominance fait perdre de l’autonomie.
On aura reconnu, je pense, la formule inscrite au fronton de nos monuments officiels : liberté-égalité-fraternité, soit autonomie-anarchie-solidarité. Mais cela est-il possible dans une société comme la nôtre ?
Je ne peux répondre à cela sans entamer un autre et plus long développement. Je me restreindrai donc à une remarque très importante. Les petites communautés de CCB que j’ai considéré comme paradigmatiques et porteuses de ce projet radicalement égalitaire, sont de petite taille et démographiquement faibles. Dans ces groupes, comme d’ailleurs dans la forme antique de démocratie (la démocratie athénienne du 6ème siècle), la relation entre les membres du groupe est directe . Comme le pensait Aristote la démocratie est, ans cette acception, le régime des Amis. A la base du système politique est la philia, l’amitié. Or celle-ci est évidemment impensable au-delà d’un certain nombre : personne ne peut avoir soixante millions d’amis. La taille et la démographie des communautés constituent donc un facteur décisif. Et les systèmes politiques centralisés (très hiérarchiques) se sont sans doute créés pour cela : contrôler des populations démographiquement importantes. Mais pourquoi le faire ? une des réponses est : la coopération défensive et donc la guerre. L’Etat c’est la guerre et cela je le montrerai encore mieux dans le prochain exposé. On verra alors comment le lien social qui était personnel chez les CBB devient abstrait et transcendant.
Peut-être que ce n’est pas la propriété ou la force qui crée l’inégalité dans les sociétés, mais la transcendance. Au fond de la barbarie, il y a le sacré.