8e conférence
ANTHROPOLOGIE.
LES COLLECTIFS ANARCHO-GREGAIRES. 8e Conférence
Charles Macdonald DRE CNRS UMR « Anthropologie Bioculturelle »
LES UTOPIES MODERNES : MOUVEMENTS D’ENTRAIDE POST-CATASTROPHIQUES ET FAMILLE « RAINBOW »
Introduction
Pour faire suite à l’investigation proposée dans les conférences précédentes, je tournerai mon attention vers des formes plus proches de nous et de notre temps, des formes de vie collective de types anarcho-grégaire, qui se développent et s’épanouissent en dehors de la sphère étatique et même contre celle-ci. Les deux exemples que je choisis d’examiner sont 1. d’une part, les mouvements spontanés de coopération qui apparaissent après les grandes ou moins grandes catastrophes naturelles (comme les tremblements de terre, les éruptions volcaniques, les tsunamis, les inondations, les incendies, les typhons, etc.) ou provoquées par l’homme (accidents de centrales nucléaires, contamination chimiques, bombardements, attaques terroristes du genre de celle du WTC à New York le 9/11),
2. d’autre part, une communautés post-hippie nomade, la « Famille Rainbow (arc-en-ciel) » qui forme un mouvement international à visée utopique, dans la lignée des communes des années 60.
J’ai choisi ces exemples pour leurs propriétés intrinsèques (ils manifestent les traits incontestables d’anarchie et de grégarité au sens définis dans les conférences précédentes) mais aussi parce qu’ils ont été particulièrement bien analysés dans deux ouvrages respectivement, sur lesquels je m’appuierai principalement : le livre de Rebecca SOLNIT, paru en 2009 chez Viking (New York et Toronto) sous le titre Un Paradis construit en Enfer (A Paradise Built in Hell) : Les Communautés extraordinaires qui naissent après un désastre, et celui de Michael I. NIMAN Gens de l’Arc-en-Ciel (People of the Rainbow) : une Utopie Nomade, paru en 1997 aux Presses de l’Université du Tennessee à Knoxville.
Ces deux exemples renvoient l’un à l’autre, par des homologies internes, mais aussi par des rencontres factuelles. Ils renvoient aussi à des grandes thématiques déjà vues : l’esprit du carnaval, les anti-structures et inversions de rôles chères aux anthropologues, le sentiment de communitas, les utopies anarchistes (qu’il vaudrait mieux qualifier de libertaires) et un vaste ensemble de mouvements d’émancipation. Ils évoquent aussi les réactions haineuses et irrationnelles de l’Etat face à tout ce qui est authentiquement libertaire. Ils nous rappelleront que les valeurs cardinales de l’égalité, du partage et de l’immanence des liens interpersonnels sont constitutives de ces entités à la fois utopiques et bien réelles.
1.Les mouvements de solidarité et d’entraide post-catastrophiques
L’ouvrage de Solnit appartient à un genre hybride dont le propos circule entre la sociologie, l’histoire, le journalisme et la philosophie politique. La sociologie des catastrophes est d’ailleurs devenue une branche importante de cette discipline. Les cas étudiés dans ce livre sont tous américains et je me contenterai de rappeler les éléments de deux d’entre eux, le tremblement de terre et le grand incendie de San Francisco de 1906 et l’inondation suite au cyclone qui a frappé la Nouvelle Orléans en 2005. Ces deux évènements, séparés par un siècle, répètent le même scénario, celui d’une population qui agit spontanément, avec solidarité, et celui d’un gouvernement qui intervient de façon inepte et meurtrière.
Au départ, ce qui intéresse les sociologues et les anthropologues dans une catastrophe ou un désastre touchant tout une population, c’est la réaction de celle-ci. Dans une situation où les services publics sont momentanément au moins paralysés, les pouvoirs publics provisoirement impuissants, où les conditions de vie normale sont abolies, où tout manque, où les habitations sont détruites, les biens anéantis, les familles dispersées, les communications interrompues, les gens vont-ils céder à la panique et le chaos va-t-il s’installer avec son cortège de pillages et de destructions, chacun prenant ce qu’il peut où il peut dans une « guerre de tous contre tous » à la Hobbes ? Ou bien est-ce que la population va agir rationnellement et pacifiquement, s’organisant pour faire face à la situation, chacun aidant son prochain de façon altruiste et efficace ? Finalement cette situation est une experimentatio crucis pour départager la thèse hobbesienne (et faussement darwinienne) de l’homme fondamentalement égoïste, de la thèse rousseauiste de l’homme originairement altruiste. Si l’on peut administrer la preuve que la seconde hypothèse est la mieux attestée empiriquement, le résultat a d’autant plus de valeur qu’il s’applique à des êtres sociaux, des humains qui sont nés et ont grandi dans des système hiérarchiques, inégalitaires, compétitifs, à groupes fermés, à idéologie hobbesienne. Si ces mêmes individus, sous l’effet de circonstances exceptionnelles, font preuve des qualités qui caractérisent les anarches et les grégaires, il serait donc possible de supposer que ces qualités sont indépendantes du milieu où se sont développés ces individus. L’hypothèse d’une nature humaine acquise,– en partie au moins, et dès la naissance–, à la solution rousseauiste est moins improbable.
Mais il y a une autre question intéressante, celle de savoir comment se comportent les appareils d’Etat et les forces qui en dépendent. Le seul recours sérieux ne vient-il que de celles-ci ? Nous allons voir que non. C’est l’autre volet de cette investigation qui amène à se demander si une utopie libertaire ne se trouve pas en fin de compte vérifiée par les faits, aussi paradoxal que cela puisse paraître.
Le tremblement de terre de San Francisco
A 5h du matin le 18 avril 1806 une secousse sismique frappe la ville de San Francisco et détruit environ 28 000 bâtiments, tue à peu près 3000 personnes et rend la moitié de la population sans abris. Ce tremblement de terre a pour effet immédiat la rupture des conduites de gaz et des explosions, ce qui met le feu à la ville. L’incendie qui se propage alors a des effets aussi ou plus destructeurs que le séisme lui-même.
Dans les 24 heures qui suivent le séisme, la population commence à s’organiser. Elle doit faire face au problème du feu qui se propage, au problème du logement et à celui du ravitaillement en eau et en nourriture. Il faut soigner les blessés, secourir les victimes, veiller à la sécurité des personnes, mais aussi trouver à manger. A partir d’initiatives individuelles, des cantines, des cafés et des soupes populaires s’organisent. On amène des tréteaux, des bâches, des sièges, du matériel de cuisine. Des vivres sont apportés par des personnes qui en ont encore. Certains s’improvisent cuisiniers. Ces cantines et restaurants improvisés distribuent des repas gratuitement. Une touche d’humour agrémente les enseignes : le « Palace Hotel », la « Maison de la Joie », le « Tueur d’Appétit » peut-on lire à l’entrée de ces cantines. La population s’organise dans la joie et la bonne humeur. Apparemment la panique, le crime, le chaos, le pillage, le meurtre ne sont pas au rendez-vous. Il y a peu de vols ou de bagarres. Tout cela nous le savons grâce aux témoignages publiés dans un magazine, l’Argonaute, et par ceux qui ont écrit et publié leurs mémoires.
Une communauté post-catastrophique s’organise. Elle est caractérisée par la solidarité et par un sentiment de joie collective, d’euphorie, de bonheur même. Il n’y a plus d’argent, on ne peut plus vendre ni acheter. Certains commerçants donnent alors tout leur stock. Un grand abattoir met à la disposition du public des tonnes de viande qui sont distribuées également entre les membres de communautés ethniques : blanche, chinoise, vietnamienne, mexicaine. Les barrières raciales semblent être tombées à ce moment-là. L’Utopie devient réalité. Jamais les habitants de San Francisco ne se sont sentis plus à l’aise, plus chez eux, qu’après le tremblement de terre. Dans les mémoires des témoins, il n’y a pas eu de peur, de désespoir, de traumatisme, mais au contraire de l’action dominée par un sens de l’implication individuelle, quand chacun se sent investi d’une tâche importante, lui donnant du sens et une place dans la communauté. On vit dans l’immédiateté, dans l’urgence d’un quotidien dominé par la précarité certes, mais aussi, ou surtout, par le sentiment d’une parenté profonde et chaleureuse avec les voisins et les autres rescapés. Parce que le drame est collectif et qu’il est vécu collectivement, la misère n’est plus individuelle. Elle en est allégée d’autant.
Face à cette utopie heureuse et efficace, une autre réaction se manifeste et forme le second volet de l’histoire. C’est celle des autorités civile et militaires et de l’armée qui est appelée à la rescousse par le gouvernement. Le Brigadier Général F. Funston commande alors le camp militaire qui se trouve au nord de la ville. Le Général Funston est un traîneur de sabre qui croit aux vertus de la discipline militaire. Il a en face de lui une population incontrôlée qu’il s’agit de mettre au pas. Les habitants de San Francisco, voilà l’ennemi. Il va pouvoir obéir en toute bonne conscience (il prétend « aider » la population) à sa vocation de guerrier. Même si la loi martiale n’est pas officiellement déclarée il va agir come si elle l’était. Il a affaire, d’après lui, à une « foule dangereuse et débridée » (l’anglais « mob » désigne une foule de manifestants violents qui se livrent à des lynchages et des pillages). Le maire de la ville donne l’autorisation aux troupes et à toutes les forces de police de tuer toute personne trouvée en train de piller ou voler. Restaurer l’ordre devient donc un acte de guerre contre une population supposée non seulement impuissante à se secourir elle-même, mais menacée par le chaos et l’anarchie. On a affaire à ce que Solnit appelle la « panique des élites ». On assiste alors à des meurtres perpétrés par les troupes sur des citoyens en général innocents qui vont dans les maisons ou les bâtiments pour chercher et aider des victimes, ou récupérer des vivres et du matériel utile. On estime à plusieurs dizaines voire plusieurs centaines les morts dues à ces exécutions. Mais il y a pire. Comme le feu se propage, la population s’est arrangée pour éteindre les foyers d’incendie au moyen de couvertures imbibées d’eau ou de vinaigre. Les habitants font face au feu avec des sceaux d’eau. Par exemple la poste centrale est sauvée grâce aux employés qui refusent d’évacuer les lieux et utilisent des sacs postaux pour étouffer les flammes. Mais l’inepte général pense différemment. Il emploie notamment de la poudre à canon pour provoquer des explosions qui doivent, d’après lui, servir de contre-feux. Il n’en est rien et l’utilisation de poudre, plutôt que de dynamite, a l’effet inverse et contribue à augmenter et propager l’incendie. Il empêche bien sûr les habitants d’intervenir par leurs propres moyens.
Ce qu’on peut appeler la réponse de l’Etat se résume donc à une réaction de peur devant le spectre du désordre (il faut donc restaurer l’ordre et traiter la population en ennemi) et à des mesures contre-productives (en empêchant les habitants de trouver eux-mêmes les moyens de faire face au problème). Cette intervention de la force militaire est d’autant plus absurde qu’elle ajoute du chaos là où il y avait une forme d’ordre, spontané et non réglementé par l’Etat, et qu’elle crée de la confusion et de la destruction là où il y avait de l’entente et de la coopération utile. L’Etat apparaît dans toute sa dimension de haine irrationnelle face à la spontanéité populaire dont elle dénie systématiquement l’existence et la valeur. Un témoin a écrit à propos de l’incendie de SF de 1906 : « Ces histoires n’ont qu’un début et qu’une fin. Elles commencent avec l’imbécillité criminelle des militaires ; elles finissent avec l’héroïsme victorieux des citoyens ».
D’autres éléments de l’histoire méritent d’être rapportés. Le maire mit en place un comité dit « Comité des Cinquante » qui servit de gouvernement provisoire à la ville. Une de ses tâches fut de relocaliser la ville chinoise. Or la communauté chinoise importante de SF occupait une des parties les mieux situées de l’espace urbain et d’une grande valeur immobilière. Le plan consistait à exproprier les Chinois sous prétexte de reconstruire leur quartier et de les déplacer afin de s’emparer de cette aubaine immobilière. Le plan n’aboutit pas ( ?) mais cette tentative en dit long sur les manipulations venues d’en haut. D’autres exemples peuvent être cités. Ainsi les cantines improvisées furent remplacées par des soupes populaires contrôlées par les autorités. Il fallait maintenant des tickets pour obtenir un repas. La crainte était que les gens abusent du système et que certain se servent au détriment d’autres. Il fallait désormais aller dans des centres de secours officiels où on préparait les repas. La population qui préférait faire la cuisine elle-même et l’accès libre aux repas prit ce nouveau dispositif en grippe et refusa d’aller manger dans ces soupes populaires. Les gens ne voulaient pas de « charité ». Ils voulaient de l’entraide. Ils préféraient avoir faim que d’être ainsi humiliés.
Par une coïncidence remarquable un des témoins de ce qui se passa à SF fut le grand psychologue et philosophe William James, père du pragmatisme en philosophie. L’Université de Stanford l’avait justement invité cette année-là pour enseigner la philosophie. Or James avait consacré quelques réflexions à l’utopie socialiste et en avait tiré la conclusion que l’utopie, malgré son caractère improbable et irréaliste, servait à donner une assise à l’espoir d’un monde meilleur. Sa conférence sur « l’équivalence morale de la guerre », préfigure l’essai qu’il consacra au tremblement de terre de SF qui intervint six semaines plus tard. Il soutenait l’idée que la guerre était une sorte d’utopie qui consacrait les valeurs de sacrifice de soi et d’héroïsme au service de la nation. Mais en même temps il défendait l’idée que la société avait besoin de paix et devait éviter la guerre. Il était résolument anti-impérialiste et s’opposait par exemple la guerre contre l’Espagne et à l’annexion des Philippines comme colonie des Etats-Unis. Il fallait donc trouver une utopie pacifique remplaçant l’utopie belliqueuse, un « équivalent moral à la guerre ». Celle-ci se trouvait précisément dans une sorte de guerre contre la nature et il la trouva dans la lutte que livra la population pour sa survie et dans l’organisation spontanée des volontés individuelles en vue du bien commun. Dans son essai sur « quelques Effets Mentaux du Tremblement de Terre » il observa dès le premier jour une absence remarquable de peur. Il retourna dans la ville huit jours après et constata 1°) le retour de toute la population qui pouvait travailler au travail, 2°) une ambiance de joie et de gaieté générale, ou en tout cas de fortitude morale, 3°) une situation de parfaite discipline collective. Il soulignait deux points en particulier : la rapidité de la population à improviser des solutions pour sortir du chaos et cela sans aucun chef ou structure de commandement, et ensuite la bonne disposition d’esprit, calme et sans débordement de pathos. Pendant ce temps les media de la côte Est se lamentaient à grands cris et faisaient état de la confusion tragique et de la douleur sans borne des habitants. Mais ces cris et ces lamentations étaient ceux des journalistes et du public éloigné de la scène du désastre. Sur place personne ne se plaignait ni ne gémissait. Il avait donc trouvé là ce qu’il cherchait, « l’équivalent moral de la guerre ». Il l’avait trouvé simplement dans la solidarité unissant une population faisant face à l’adversité, avec courage, détermination et un esprit inventif. Il pensait qu’il avait mis en évidence un trait qui n’était pas seulement le propre des Américains ou des Californiens mais de tout homme. Bref, qu’il avait trouvé un trait propre à la nature humaine.
Nos sciences humaines et sociales, supposées être progressistes, en refusant systématiquement tout recours au concept de nature humaine et en se défendant de tout soupçon de rousseauisme, ont prouvé au contraire qu’elles étaient des idéologies réactionnaires, aveugles au potentiel altruiste que manifestaient non seulement les citoyens de San Francisco mais qu’ont manifesté régulièrement toutes les populations qui ont été observées à la suite de grandes catastrophes. Nos sciences humaines participent en vérité de ce que Solnit appelle la « panique de élites », parce que la croyance implicite en une nature humaine qui ne dit pas son nom, égoïste et agressive, est ancrée au fond de l’esprit de bien des philosophes et des sociologues qui ont influencé le cours des sciences humaines. La sociologie des catastrophes est venue remédier à cette erreur et apporte maintenant des nombreuses preuves du contraire, tout en nuançant l’image de ce genre de situations qui comportent bien sûr des côtés plus sombres.
L’ouragan Katrina et l’inondation de la Nouvelle Orléans.
Le 29 août 2005 un ouragan d’une force exceptionnelle baptisé Katrina frappe de plein fouet la Nouvelle Orléans. Des vents d’une violence extrême et des vagues furieuses provoquent la rupture des digues protégeant les bas quartiers le la ville des eaux du Mississippi. Une inondation engloutit environ 80% de la cité. Cet ouragan a pour effet de provoquer d’autres inondations dévastatrices tout le long de la côte. Il s’agissait là de la plus grande catastrophe causée par un ouragan (cyclone, typhon) de toute l’histoire des Etats-Unis.
Il est remarquable qu’un siècle après le tremblement de terre et l’incendie de San Francisco, la même histoire se répète, dans les mêmes termes, en commençant par l’imbécillité criminelle des autorités et se poursuivant avec l’héroïsme spontané des citoyens. Il faut dire que cela s’est produit durant la présidence d’un élu particulièrement malfaisant et stupide, le Président Bush second du nom.
Quand les eaux sont montées un grand nombre d’habitants, plus de 1600, montent sur le toit de leur maison et attendent des secours qui ne viennent pas. Dans les jours qui suivent beaucoup meurent par noyade, manque d’eau et de médicaments, arrêts cardiaques, ou sont tués par d’autres. La chaleur est très élevée, les eaux sont infestées par des alligators et des serpents venimeux. Quelques secours sont envoyés : des hommes armés qui transportent les rescapés jusqu’à l’autoroute conduisant au Superdome (un stade de sport transformé en centre de regroupement) mais qui les abandonnent en chemin. La Garde Nationale se comporte en armée d’occupation. La ville est tout entière traitée comme une prison et ses habitants comme des prisonniers dangereux. L’effet de « panique de l’élite » joue avec une force particulière : peur du désordre, peur des gens pauvres, des minorités, des immigrants, crainte obsessive de pillages, de vols, recours à la force armée, réaction à partir de rumeurs infondées. Ce sont les media et les autorités qui sont à la source de ces rumeurs de viols, de meurtres, de fusillades et de pillages. Par exemple la chaine de télévision CNN déclare que « dans les rues non éclairées des gangs se déplacent en tirant avantage d’une ville laissées sans défense. Quiconque s’aventure hors de chez lui est menacé d’être volé ou tué. C’est un état de siège. » Le New York times dans son édition du 1er septembre déclare que « le chaos s’est emparé de la NO et les pillards se déchainent …ils mettent à sac les magasins et pillent tout, la nourriture, les vêtements, les appareils électroménagers, les ordinateurs, la bijouterie, les armes. » En réalité ce qui se passait c’est que la population réquisitionnait tout ce qu’elle pouvait pour s’en servir et le distribuer. Quant aux vols et aux rapines elles on eu lieu aussi mais les coupables étaient tout autant les policiers que les civils. Cela on ne l’annonçait pas.
Les témoignages directs indiquent ce qui s’est passé. Par exemple un groupe de rescapés campait près d’un centre commercial à côté du Convention Center. Ce centre devient un des principaux refuges. Mais d’abord c’est la police qui vient ouvrir les grilles de ce centre commercial. Ces policiers sont venus pour voler. Une fois les grilles ouvertes, les réfugiés s’installent et se servent comme ils peuvent de ce qu’ils trouvent dans les magasins pour survivre. Par la suite la rumeur fait de ces réfugiés des pillards et des bandits. Les photos prises de réfugiés noirs qui transportaient des marchandises sont légendées « pillages » tandis que les photos de blancs qui faisaient la même chose sont légendées « transport de provisions ». Ainsi s’installe le mythe du pillage et du criminel, particulièrement Afro-Américain, d’autant plus que la majorité de la population qui est restée à la NO et qui est victime du cyclone est noire et pauvre. Les blancs, dans leur majorité, ont pu s’échapper à temps. La population défavorisée n’a pas d’autre lieu où chercher refuge et ne possède souvent pas les moyens de transporter les membres de la famille qui sont vieux ou handicapés.
Le 31 août la catastrophe naturelle est devenue un désastre social. Les réfugiés entassés dans le Superdome et dans le Convention Center (Centre des Congrès) sont laissés à eux-mêmes. La nation tut entière peut les voir mourir de soif, de maladie, de désespoir, d’épuisement. Certains se rebellent contre les forces de l’ordre qui les tiennent à la pointe de leurs armes. Le FEMA (Agence Fédérale d’Organisation des Secours) refuse toute proposition et repoussent tous les volontaires, les offres d’aide et de vivres. Il n’est pas prudent dit-on d’entrer dans la ville. L’organisation des transports par autobus est confiée à un protégé du Président Bush, un propriétaire d’une entreprise de transports par camions, ne connaissant rien au transport de passagers en bus ; il doit s’adresser à des compagnies de bus qu’il sous-contracte. Cette décision entraine des délais considérables et constitue une forme de pillage des ressources par la présidence. Pendant ce temps les rumeurs dépeignant des Noirs mettant la ville à feu et à sang se répandent. Ces rapports sont progressivement retirés fin septembre et début octobre, mais le mal est fait. Même la presse britannique s’en fait l’écho et l’éditorialiste T. G. Ash y voit une nouvelle démonstration de la nature bestiale de l’homme qui se dissimule sous le mince placage de la civilisation. Hobbes est remis à l’honneur. Dans le NY times l’éditorialiste M. Dowd écrit que la NO « est devenue une fosse de serpents où règne l’anarchie, la mort, le pillage, le viol, le règne des brutes, la souffrance des innocents, … ». Les rumeurs enflent jusqu’à faire croire à des actes de cannibalisme. La police et la garde nationale sont tellement persuadés que la foule est prête à les massacrer eux et tout ce qui se présente qu’ils n’osent pas s’approcher et la tienne à distance avec leurs fusils et armes automatiques. Ils ne s’approchent pas avec les camions d’eau dont a désespérément besoin la population et les hélicoptères jettent des provisions et des bouteilles d’eau d’une hauteur de 15mètres de sorte que les cartons explosent en arrivant à terre. Les réfugiés entassés dans le Centre des Congrès sont laissés sans secours et sans ravitaillement. Ils voient passer les Gardes nationaux qui les menacent et ne leur apportent rien, pas d’eau, pas de vivres.
Pour ce qui est des rumeurs concernant les bandes armées elles étaient vraies dans la mesure où ces bandes existaient mais consistaient en fait en groupes de volontaires qui s’organisaient pour s’entraider, pour s’approvisionner, pour apporter de secours et des soins aux blessés, pour donner de l’eau et des vêtements, pour protéger les enfants et pour secourir les vieilles personnes, elles surtout. Un témoignage affirme : « Nous étions enfermés comme des animaux, mais je n’ai jamais vu autant d’humanité à l’œuvre ». Le 26 septembre l’agence de presse Newhouse conclut que « la grande majorité des supposées atrocités commises par la population évacuée –telle que meurtres en série, viols, passages à tabac—se sont révélées être de fausses rumeurs, en tout cas des rumeurs que les autorités civiles et militaires n’ont pu confirmer par aucune espèce de preuve ».
Dans certains quartiers des groupes d’auto-défense font leur apparition. Il s’agit de blancs qui s’arment et se préparent à défendre leurs maisons contre les attaques des pillards. C’est dans un quartier nord de la ville, relativement épargné par l’inondation du fait de sa topographie, qu’ils sont les plus visibles. Ces vigiles tirent à vue sur toutes les personnes qu’ils ne connaissent pas. Un témoin victime de ces groupes d’auto-défense a relaté son expérience en face de la caméra de Spike Lee, le metteur en scène, pour son film documentaire intitulé « Quand les Digues se Rompirent ». Il faisait partie des Noirs Américains sur qui ces vigiles ont tiré, tuant dix-huit d’entre eux. L’histoire de ce témoin, Donnell Herrington, est la suivante : au départ il commence par aider ses voisins, tous ceux qu’il peut secourir. Il ne peut évacuer son quartier qui est totalement inondé parce que ses grands-parents ne peuvent en sortir et qu’il veut les secourir. Il s’empare d’une chambre à air et part à la nage. Un des ses cousins passe près de lui avec un bateau et ils se mettent à transporter des gens de leurs maison jusqu’à la route nationale. Après des heures passées à agir en secouriste il décide de se rendre dans le quartier d’Alger (quartier qui a été épargné par l’inondation) où il a aussi un logement afin d’y chercher des secours pour ses grands-parents. Il est accompagné par deux autres jeunes gens. Tandis qu’il marche et qu’il parle à un des ses compagnons un homme blanc surgit et lui tire dessus sans sommation avec une cartouche de grenailles. Les plombs percent la chair de Donnell qui se met à perdre du sang de multiples blessures. L’agresseur lui tire une seconde fois dans le dos. Miraculeusement Donnell arrive à se relever et finit par trouver du secours. Le vigile qui lui avait tiré dessus pensait tout simplement que n’importe quel Noir marchant dans son quartier était un assassin et un pillard et qu’il fallait le neutraliser immédiatement et sans sommation.
Donnell dans son malheur a la chance de rejoindre l’hôpital de Gretna, une banlieue proche d’Alger. Mais le sheriff de Gretna décide dans les heures qui suivent de fermer l’accès à ce quartier épargné et où les réfugiés du Centre des Congrès et du Superdome auraient pu échapper aux conditions de misère qui étaient les leurs. Il y avait un pont qui menait directement du Centre des congrès à Gretna. Mais le sheriff et ses hommes en avaient bloqué l’accès à tel point que même Fox News, la plus réactionnaire des chaines de télévision, s’en était émue. Gretna était la porte vers la liberté et la sécurité mais les forces de l’ordre interdisaient tout passage. La NO était effectivement devenue une prison.
Pendant ce temps les manifestations de coopération et d’entraide abondaient, les actes de compassion se multipliaient. Des petites communautés se formaient dans des écoles ou des bâtiments se trouvant hors de la zone inondée. Les uns cherchent de la nourriture dans des magasins qui ont été vandalisés, les autres s’occupent de trouver des vêtements. Les deux choses, nourriture et vêtement, sont ce qui manque le plus. De l’aide est apportée de l’extérieur mais l’entraide à l’intérieur de la ville est constante et généralisée. L’aide extérieure est coordonnée par des associations locales comme le HCNA (Association de Quartier de la Sainte Croix) qui reçoit les dons et l’aide d’églises, de l’acteur Brad Pitt, d’étudiants, de jeunes anarchistes et du Sierra Club. Cette association s’oppose notamment à un plan concocté par des hommes d’affaire et des promoteurs qui veulent faire main basse sur le quartier (le 9e arrondissement). C’est encore une fois l’histoire de Chinatown à SF qui se répète. Le HCNA était une association qui se battait déjà pour la réhabilitation du quartier et formait une structure préexistante adaptée aux circonstances post-catastrophiques de Katrina. Ce type d’association et d’autres ont constitué un tissu associatif et des réseaux qui ont permis d’organiser les secours en maintenant des liens solidaires et responsables, en intégrant les apports extérieurs. Des structures de ce type, qui préexistent à une catastrophe, sont un élément essentiel à la mise en place de dispositifs de secours et à une structure d’entraide adaptée aux besoins. Elles se sont avérées plus efficaces que l’Agence Fédérale FEMA qui disposait de moyens financiers et matériels bien supérieurs.
Les conséquences d’une catastrophe naturelle sont ainsi atténuées dans la mesure où les personnes peuvent s’organiser librement et improviser collectivement des solutions. Lorsque les forces de l’Etat criminalisent et emprisonnent la population, ces solutions sont difficiles ou impossibles à trouver. Il faut dire que l’Etat Fédéral était dirigé par un Président monstrueusement incompétent. On lui avait dit le 28 août que les digues menaçaient de rompre. Le 1e septembre il affirmait : « Je pense que personne ne pouvait prévoir la rupture des digues » ! Quand Katrina frappa, le Président prenait des vacances dans son ranch et il mit plusieurs jours à aller inspecter, du haut de son avion présidentiel, les ravages subis par la ville.
Revenons encore sur le volet d’entraide et de coopération qui se développe dans une situation de ce type. La disparition des services gouvernementaux, la situation de besoin dans une configuration de survie, font surgir des forces latentes et endormies dans le tissu social. Après Katrina on vit réapparaître les valeurs promues par le grand mouvement des droits civils dont le porte-parole avait été Martin Luther King. Celui-ci ne luttait pas seulement contre la ségrégation raciale mais pour une société juste, pacifique et fondée sur l’amour du prochain. Ce grand mouvement fut ressuscité et de nombreuses églises et congrégations chrétiennes (catholique, mennonites, méthodistes et autres) se mobilisèrent. Par exemple une église mennonite eut l’idée de faire appel à tous les propriétaires retraités de camping-cars pour venir avec leurs véhicules fournir des logements mobiles. Ces rassemblements furent l’occasion de toutes sortes de festivité et activités conviviales (pique-niques, repas collectifs, concerts, équipes de travail). Mais il n’y eut pas que des structures permanentes et officielles qui sont intervenues, des groupes de la contre-culture ont été très présents. C’est le cas des panthères Noires (Black Panthers) et de la Famille Rainbow dont nous allons parler plus tard. Ces groupes ont des savoir-faire très utiles. Par exemple beaucoup de leurs membres sont des charpentiers, ou des maçons. Ils savent organiser des cuisines en plein air et des cantines, bâtir des latrines, préparer des repas pour une nombreuse assistance, apporter des soins de premier secours. Ainsi un membre de l’organisation des Black Panthers et deux militants blancs des droits civils se sont réunis et ont fondé, le 5 septembre, une association appelée « Terrain Commun » (Common Ground). L’idée était de trouver un terrain commun d’entente, de mettre de côté les différences idéologiques ou politiques. Ils ont mis chacun vingt ou trente dollars dans le pot commun. Ce pot allait atteindre des millions les semaines suivantes. Ils appelèrent toutes sortes d’associations et de personnes, dont les Vétérans pour la Paix, une mère de famille, Cindy Shean, qui avait protesté devant le ranch de Bush et qui avait attiré une foule de sympathisants, des étrangers (dont des Français), et bien d’autres. Le groupe grossit et mit en place son propre programme d’aide. Parmi leurs actions il y avait une action médicale qui comprenait des médecins allant à vélo sur la rive gauche, soignant les vigiles blancs comme les victimes noires. Ce faisant ils contribuèrent à restaurer la paix entre ces communautés. Ils mirent en place une station de prêts d’outils. Leur action était donc d’ordre utilitaire et social et malgré des errements ces improvisations tous azimuts étaient bénéfiques.
C’est donc dans un paysage de ruines qu’apparaissent ces communautés spontanées d’entraide et de coopération bénévole. Elles se parent des attributs caractéristiques de deux autres phénomènes collectifs ludiques et festifs qui s’apparentent à ces communautés de besoin : les carnavals et les communautés de type anarcho-hippie dont l’une, la Rainbow Family va retenir notre attention. Chants, danse, musique, déguisements, mais aussi plaisanteries, humour, jeux et atmosphère de liesse sont à l’honneur. Nous les avons vues alors que nous étudions les carnavals, les rites d’inversion de rôle, les communautés cosaques, les « débauches » des pirates. La création de telles communautés même temporaires ne peut se passer de ces manifestations où le rire et la rigolade, l’amitié et l’affection, la danse et la musique créent des connivences et des complicités qui sont l’essence de ce que j’ai appelé les conditions de félicité de la vie collective et qui permettent de consolider des liens faibles. La présence et l’action de membres de la Rainbow Family à la NO après Katrina sont tout à fait révélatrices de l’affinité profonde qui existe entre ces deux formes de vie collective : la forme post-catastrophique qui répond à un besoin de survie, et la forme ludique et idéologique qui correspond à une utopie. Un grand rassemblement Rainbow avait eu lieu un mois avant la catastrophe en Virginie. Dès l’annonce du désastre les membres de cette communauté se sont concertés et ont décidés de venir en renfort sur les lieux de la catastrophe. Ces membres de la Rainbow Family savaient particulièrement bien comment organiser des camps et des cantines, aménager des sanitaires et s’occuper de crèches. Ils se sont donc rendus dans la ville de Waveland qui avait été sinistrée. Ils y rencontrent une association religieuse avec laquelle ils s’entendent pour faire action commune, malgré leur orientation idéologique complètement différente (les uns sont chrétiens et les autres anarchistes). Ils mettent sur pied deux cuisines distinctes qui ne tardent pas à fusionner. La RF sert des repas mais produit de l’aide médicale, donne des outils, aide à la reconstruction et fait également des interventions de type visite et écoute. Les deux organisations collaborent efficacement et démontrent que ces deux structures, l’une permanent et établie, l’autre nomade et temporaire, sont également utiles. La contre-culture et l’église se sont montrées capables de collaborer dans la meilleure entente.
En conclusion provisoire, on peut avancer que les situations post-catastrophiques sont grosses de promesses utopiques qui se réalisent au moins partiellement et qui mettent en œuvre les mécanismes déjà analysés des collectifs anarcho-grégaires : partage (en l’absence de moyens de paiement), coopération volontaire, absence de chefs ou de structures hiérarchiques, projets créés dans un souci d’efficacité immédiate, préoccupations centrées sur l’ici et le maintenant, donc immédiateté couplée à l’immanence, à la priorité de la relation personnelle sur la relation de statut, renforcement des liens par la joie, la convivialité gaie, la musique, la danse, la commensalité, l’écoute attentive, phénomène de communitas, sentiments forts d’appartenance à une communauté où chacun a un rôle à jouer sans donner ou recevoir d’ordres, ouverture du groupe, abolition des barrières de classe et de race…en face se manifeste le « social » dans toute sa dimension hiérarchique, agressive, fermée.
Certes toutes les situations post-catastrophiques ne se ressemblent pas exactement, mais l’émergence des dimension et des forces d’entraide est un fait incontestable attestées dans n’importe quelle situation qui suit un désastre (chez nous, de récentes inondations dans le Var en sont un exemple).
2. Un exemple de communauté intentionnelle : l’utopie nomade de la Famille Rainbow
Création et définition
La Famille Rainbow (Famille Arc-en-Ciel de la Lumière Vivante, appelée aussi Tribu ou Nation Arc-en-Ciel) est un mouvement post-hippie né en 1972, lors de sa première réunion dans le Colorado. La Famille Rainbow (FR) est devenue la communauté utopique la plus importante d’Amérique du Nord. Des chapitres se sont créés en dehors des Etats-Unis, en Europe notamment (premier rassemblement en 1983), et la Famille est devenue un mouvement international d’une certaine ampleur.
C’est un groupe « intentionnel » dont le but est de faire l’expérience d’une forme de vie collective « utopique » idéale et de construire une culture meilleure que celle offerte par la société industrielle et capitaliste moderne appelée, par les membres de ce groupe, « Babylone ». Ceux-ci veulent influencer le cours des choses, réformer Babylone, par l’exemple et par des prières destinées à amener de la paix et de l’harmonie dans le monde. Ils prêchent par l’exemple et par des moyens spirituels et mystiques. Leur action n’est pas politique au sens d’une action directe sur les structures de la société ni d’une volonté de prise de pouvoir. La FR est résolument pacifiste.
La caractéristique importante est qu’il s’agit d’une communauté « temporaire » qui ne se réunit que périodiquement en rassemblements nationaux annuels ou régionaux. Elle ne se réunit pas aux mêmes endroits et change de lieu de rencontre à chaque fois. Elle est, de ce point de vue, « nomade ». Mais surtout elle n’est pas une communauté de vie qui produit les moyens de son existence économique, comme d’autres communautés utopiques, fouriéristes, par exemple, ou du type Longo Maï. Les membres de la FR sont pour une part des marginaux ou des bohèmes qui vivent sans domicile fixe, mais pour une plus grande part des professionnels qui gagnent leur vie normalement comme employés, fonctionnaires, ou professions libérales et qui ont des revenus tirés d’activités accomplies en milieu « babylonien ».
Une autre caractéristique de ce mouvement qu’il faut souligner au départ est son ouverture totale. Il suffit de se dire membre ou de simplement entrer dans le périmètre d’un rassemblement pour être de facto membre du groupe. L’idée est d’ailleurs que tous les êtres vivants font par principe et dès l’origine partie de la RF, vue comme une communauté vivante universelle. Ce point est très révélateur. J’ai déjà eu l’occasion de mentionner l’ouverture du groupe comme un trait essentiel des collectifs AG. Contrairement aux formes de vie collective « sociale », il n’y a pas de carte de membre, de conditions préalables, d’examen de passage, de décision d’une autorité tierce, de prix à payer, de preuve à amener. Tout est immanent et l’appartenance est assumée par la présence. Le corollaire est qu’aucun engagement définitif n’est attendu de personne. Cela contraste bien entendu avec l’habitude « sociale » d’engagement à court, moyen ou long terme. J’ai appelé ce principe « l’appartenance subjective ». Il suffit de se penser comme appartenant à la communauté pour effectivement en être membre. C’est le sujet qui décide, pas la communauté. Cela est paradoxal, voire inacceptable, d’un point de vue « social », mais tout à fait avéré dans les faits. Des populations tribales et d’autres associations mettent ce principe en œuvre.
La qualité « anarchique » de cette organisation se manifeste encore plus catégoriquement dans son effort quasi obsessionnel pour éliminer toute hiérarchie entre ses membres et toute nuance d’inégalité entre hommes et femmes, jeunes et vieux, anciens et nouveaux. Même si des différences se font jour inévitablement et réintroduisent un soupçon de hiérarchie entre les membres, il y a un effort conscient permanent pour éliminer l’existence de rangs et abolir le pouvoir de décider pour ou à la place des autres. On ne donne pas d’ordre et personne n’est censé obéir à quiconque. Il n’y a pas de chef. Les responsables sont des « focalisateurs ». Il n’a pas de pouvoir personnel ou d’une faction. Toute prise de pouvoir ou même d’influence excessive est considérée comme une menace et le groupe exerce une grande vigilance à cet égard. Cela n’empêche nullement le respect de normes et de décisions collectives prises par consensus. J’y reviendrai car le problème du consensus ou de l’unanimité est l’un des problèmes les plus difficiles à résoudre pour un collectif AG. La FR a eu une approche unique dans ce sens.
Sources historiques
La FR a fleuri sur un terrain depuis longtemps ensemencé par des mouvements communautaires de type AG, mouvements dont certains se confondent avec le peuplement de l’Amérique du Nord par les colons européens. On peut citer les Huttérites (anabaptistes
allemands qui ont migré aux Etats-Unis en masse à la fin du 19e siècle), et de nombreuses communautés utopiques, fouriéristes et autres qui ont existé et existent encore dans ce pays. L’Amérique comporte aussi une tradition intellectuelle très forte d’anarchisme et de pacifisme dont le représentant le plus connu est sans doute Thoreau (Henry Daniel Thoreau 1817-1862, auteur de Walden et de Civil Disobedience, transcendentaliste). Cette tradition est proche d’une autre, d’orientation écologiste et de défense de la nature, représentée par le Sierra Club qui dès le début du 20e siècle mène de grands combats pour la préservation de la nature. La Dépression a également joué un rôle en générant une population de vagabonds nomades, les « hobos » dont va s’inspirer Kerouac par exemple. A partir de ces sources plus lointaines se développe la contre-culture des années 60 et 70, avec le mouvement hippie, la mobilisation contre la guerre du Vietnam et les tournées de groupes iconiques comme les Grateful Dead. Au commencement la FR unit deux groupes principalement : d’une part des hippies imbus d’une vision utopique et quasi-mystique de l’avenir, avec des références à toutes sortes de philosophies et religions orientales (soufisme, taoïsme, bouddhisme, tantrisme), une tendance hédoniste et un désir de retour aux sources indigènes (Indiens d’Amérique dont une légende hopi aurait prédit l’apparition de « guerriers de l’arc-en-ciel », d’où le nom de la FR), et d’autre part des vétérans de la guerre du Vietnam devenus pacifistes. Les premiers apportaient leur vision et leur culture et les seconds leur expérience et leur dégoût de la violence. Ils étaient unis par un engagement pacifiste commun. Les seconds ont eu un rôle déterminant du point de vue de la composition sociologique de la FR mais aussi par l’apport de savoir-faire essentiels, notamment dans la mise sur pied de campements, le secourisme, la sanitation, l’alimentation et la logistique d’une façon générale. Les racines idéologiques et historiques, les sources d’inspiration et la composition même du mouvement sont d’une très grande diversité.
Organisation et gouvernement
La pièce centrale du dispositif est le Conseil de la FR. Il se réunit lors des rassemblements annuels nationaux et les petits rassemblements régionaux ou locaux ont également leur conseil. Il faut préciser encore que la collectivité FR n’existe concrètement que lors de ces rassemblements estivaux qui prennent place dans des sites publics, à distance des lieux habités, dans la nature, et réunissent des dizaines de milliers de participants à la manière des vastes jamborees des scouts. Ces rassemblements évoquent ceux de Woodstock ou de Burning Man mais s’en distinguent en ce sens qu’ils ne sont pas des spectacles commerciaux (il n’y a pas de droit d’entrée) et qu’ils proscrivent l’usage de l’argent et de toute forme de commerce autre que le troc, l’échange et la prestation gratuite et volontaire de services. Rappelons aussi que ces rassemblements ont pour but de faire l’expérience concrète d’une vie communautaire utopique et pas d’assister à un concert, même si la musique a une place de choix dans ces réunions.
Les conseils sont des séances de prises de parole et de délibérations devant aboutir à des décisions collectives fondées sur le consensus. Il n’y a pas de vote parce que celui-ci créerait une majorité et une minorité et donc un pouvoir et une inégalité. En principe même un seul vote contraire à une décision approuvée par tous a un pouvoir de veto. On ne peut rien faire, engager aucune action, sans que tous ne l’approuvent. Ce problème de prise de décision à l’unanimité est donc une question centrale pour la FR.
Les participants (tous les membres du rassemblement qui le souhaitent) forment un grand cercle. Chacun parle à son tour et personne ne peut interrompre l’orateur tandis qu’il parle. Le respect absolu de la parole de l’autre est un principe fondamental. C’est la forme verbale du partage : on ne peut interrompre l’orateur et chacun dit ce qu’il veut. Dans un premier temps chacun se présente et parle de ses propres préoccupations (on appelle cela le « chant du cœur » heartsong), puis dans un second temps, l’ordre du jour est discuté. Le conseil se réunit en effet pour discuter de dispositions à prendre, en général des questions pratiques telles que la construction de latrines, le ravitaillement, la garde des enfants, le tracé des chemins, les relations avec les autorités (comme la bureaucratie des parcs nationaux et la police).
Comme il arrive souvent les discussions sont interminables, beaucoup de participants interviennent hors sujet et aucun accord unanime n’émerge de ces séances. La réaction d’un observateur « social » est de trouver cet exercice inutile, inefficace, et une ridicule perte de temps. Mais pour les membres de la FR Il s’agit au contraire d’une mise en œuvre de ce qu’il y a de plus fondamental dans ces réunions : donner à chacun son importance et sa place. Ils est plus urgent pour la FR de respecter l’existence et le rôle de chaque individu (tel qu’il se représente dans sa parole) que d’aboutir à une décision. Cela est tout à fait paradoxal et inadmissible dans ce que nous appelons, dans nos démocraties étatiques, le processus démocratique. Cela paraît contre-productif. Mais pour la FR il est primordial de reconnaître le besoin d’existence de l’individu avant celle de la collectivité. Le mode opératoire, inclusif et fondé sur le respect, est plus important que le résultat en termes de décisions prises et d’efficacité pratique.
Malgré tout, des décisions sont finalement prises par les conseils et l’expérience montre que le processus consensuel est viable même sur une grande échelle (des groupes supérieurs à quelques centaines de personnes). Il permet d’abord d’unifier le groupe dans un mode opératoire inclusif. Il développe les valeurs de respect de l’autre. Ce processus repose aussi sur la confiance faite à la rationalité individuelle. La FR est unique dans sa détermination à respecter et mettre en œuvre le consensus ou le principe d’unanimité. Aucune autre communauté anarchique et égalitaire ne l’a mis en pratique avec le même degré d’adhérence à la norme, trouvant que le processus était trop long, trop dispendieux, peu efficace pratiquement. Un système majoritaire ou autoritaire s’est toujours imposé. La RF a fait de multiples essais et tentatives et un ensemble de dispositions ont été mise en place : d’abord une séparation entre un temps de partage individuel (heartsong) et un temps de discussion de l’ordre du jour. Ensuite la désignation d’assesseurs appelés « vérificateurs de vibrations » (vibeswatchers) qui peuvent interrompre les discussions s’il y a des manifestions d’agressivité. Ils invitent les participants à s’embrasser (hug) à entonner la syllabe « om » ou à prier avant de reprendre le débat. D’autres sont préposés à faire respecter des temps de parole. Un objet rituel (plume ou autre) est passé à celui ou celle qui prend, à son tour, la parole dans le cercle, pour signifier qu’il ne peut être interrompu. D’autres dispositions facilitent le processus, par exemple la création de sous-comités (conseils) qui préparent les décisions du conseil, la résolution consistant à déclarer l’unanimité quand une seule voix ou deux seulement s’y opposent, etc. Dans certains conseils on parle ad libitum et quand plus personne n’a rien à ajouter on déclare l’unanimité. Cette expérience est très intéressante et rappelle mutatis mutandis les débats du kroug cosaque ou du divan des républiques barbaresques. En tout cas elle prouve que le principe de l’unanimité peut être modulé et être réalisé dans la pratique, même s’il demande du temps, des ajustements et un effort certain. Ce mode de représentation collective est aux antipodes de celle qui prévaut dans le suffrage universel à bulletin de vote anonyme.
Non violence et pacifisme
La FR est un mouvement non violent et son engagement pacifiste est à la base de son idéologie et de sa politique. Elle est cependant confrontée à la violence à l’intérieur et à l’extérieur. Face à des provocations, exactions et menaces de la part de la police et de l’armée ou de la part des agents du Service National des Forêts, lors de du rassemblement en Caroline du Nord de 1987, la réaction des 16 000 participants a été calme et non violente.
Une tactique utilisée par la FR est d’encercler la ou les personnes qui sont violentes ou en menacent d’autres et d’entonner la syllabe « om ». Ils appellent cela « ommer ». Tous les membres de la FR sont en principe « gardiens de la paix » ou shanti sena (du sanskrit « centre de paix ») mais en réalité certains forment une sorte de police organisée, non violente mais qui a un certain pouvoir de coercition. Une de ses tâches est d’identifier des éléments étrangers qui s’infiltrent dans les groupes pour créer des perturbations. Ainsi deux principes de la FR sont violés : un certain pouvoir est accordé à certains plus qu’aux autres et la qualité de non membre est attribuée à des personnes présentes. Des actes d’intimidation ont été commis par les shanti sena qui ont ainsi transgressé les normes de la culture FR attachée à un mode d’anarchie non violente et égalitaire. Mais le mouvement a fait effort pour éliminer de tels groupes et résoudre les problèmes de violence par des méthodes pacifiques. Lors des rassemblements, alors même que la présence d’alcool est découragée, des buveurs font fréquemment du grabuge. Les membres du conseil sont alertés et une foule de participants viennent s’attrouper de façon pacifique, en chantant et en dansant, autour des buveurs dont l’agressivité se trouve ainsi neutralisée.
Les voleurs, les pédophiles sont souvent pris en charge par des membres des la FR et ne sont pas livrés à la police ou emmenés dans des hôpitaux psychiatriques.
Le problème de l’alcoolisme a été un point délicat pour les rassemblements américains (moins pour les européens semble-t-il). Un camp spécial situé à la périphérie du rassemblement FR proprement dit a été créé pour les buveurs d’alcool souvent violents et indisciplinés. Mais le problème de savoir s’il fallait les intégrer ou non ne semble pas avoir été complètement résolu et a continuellement embarrassé la FR américaine, prise entre un désir de se protéger et sa vocation à secourir les victimes de Babylone.
La FR n’a donc pas été épargnée par des épisodes et des actes violents internes mais, à part le rôle contesté de shanti sena, n’a pas organisé de contre-violence. Elle s’est heurtée au problème des perturbateurs alcoolisés et dangereux en trouvant un compromis (les camps périphériques). La capacité de la FR à résister à la violence externe est le fait qu’elle n’est pas territorialisée de façon permanente. Un rassemblement se disperse au bout d’un ou deux mois pour aller se reconstituer ailleurs un an plus tard. Les conflits qui peuvent opposer un rassemblement à la population locale se dissipent automatiquement.
Relations avec l’Etat et les forces de l’ordre
Les campements de la FR dans des zones forestières ont continuellement provoqué des tensions entre le Bureau des Forêts, faisant appel à divers services de maintien de l’ordre (la police de l’Etat ou du compté, le Bureau des Narcotiques, le FBI même) et la FR. Tout d’abord la constitution américaine reconnaît le droit de se réunir de façon pacifique sur des terres publiques et de protéger ces rassemblements. Le Bureau des Forêts ne l’entend pas exactement de cette oreille et au cours des années, depuis la fondation de la FR, il s’oppose ou entrave les rassemblements de différentes façons. C’est tout le volet de la réaction hostile des forces de l’Etat observée pour les situations post-catastrophiques. D’une façon générale les forces de l’ordre considèrent les Rainbow comme de dangereux anarchistes qui viennent perturber l’ordre public. D’un autre côté, la justice (par la voie de décisions de la haute cour) et le Bureau des Forêts, dans des rapports officiels, reconnaissent les droits des Raibow, réprouvent les abus des forces de l’ordre et parviennent à une compréhension exacte de ce qu’est la RF.
A certaines occasions, en 1983 notamment, le Bureau des Forêts laissa la RF libre d’organiser son rassemblement national sans entrave. Mais lors des rassemblements de 1987 et de 1988 le Bureau des Forêts mit tous les obstacles à son déroulement et organisa leur sabotage, et cela malgré les rapports favorables qui avaient été faits sur le comportement de la RF et le respect qu’elle avait montré pour l’environnement en laissant les lieux nettoyés et intacts.
Dans les négociations avec les autorités la première difficulté tient à l’absence de leadership et de structure de commandement de la part de la FR. Les forces de l’ordre et la bureaucratie n’arrivent pas à trouver de chefs ou de représentants qui peuvent parler au nom de la RF qui se refuse à en nommer. Il y a bien des personnes qui font office de liaison mais ils changent tout le temps et n’ont aucun pouvoir de décision. Dans ces négociations, le Bureau des Forêts (BF) s’est évertué à faire signer des « permis » (pour camper, pour parquer des véhicules, pour faire du feu, pour utiliser l’eau des rivières, etc.). Or ces « permis » n’avaient aucun caractère légal, ils n’étaient que des moyens d’entraver ou d’empêcher les rassemblements, et la FR a finalement refusé de signer quelque permis que ce soit. Les tribunaux leur ont donné raison.
Aux Etats-Unis, après le Maccarthisme et la fin de la guerre froide, la drogue a remplacé le communisme et la répression de leur usage est devenu une excuse pour emprisonner un grand nombre de gens. Malgré sa politique anti- alcool et anti-drogue, les membres de la FR, réputés hippies adonnés aux hallucinogènes, ont été ciblés par la police et le Bureau des Narcotiques ; des contrôles sévères ont eu lieu aux abords des lieux de rassemblement sur tous les véhicules qui s’en approchaient. Des saisies ont eu lieu mais elles n’ont aucunement dépassé celles que l’on pouvait faire au hasard sur toutes les routes américaines et beaucoup de ceux qui avaient été arrêtés avec des doses de marijuana ou autres drogues n’avaient rien à voir avec la FR. L’échec de découvrir des caches de drogue importantes et des trafics significatifs a eu pour résultat d’augmenter la méfiance des policiers et des agents de la lutte anti-drogue. Ils ont pensé que les Rainbow étaient des trafiquants supérieurement organisés et parvenaient à déjouer magistralement les contrôles !
Un autre facteur qui sert d’excuse aux forces de l’ordre pour espionner et si possible réprimer les Rainbow est d’ordre politique. La FR aux Etats-Unis a organisé effectivement des rassemblements pour la paix, à l‘occasion des Jeux Olympiques de Los Angeles par exemple. De telles manifestations sont une bonne raison de s’attaquer à la RF et de la faire passer pour une organisation anarchiste dangereuse.
On peut encore invoquer deux autres facteurs qui alimentent l’hostilité des forces de l’ordre. Face à une organisation qui parvient à démontrer que la paix ne résulte pas de la répression, ceux qui ont pour métier la répression se sentent forcément mis en question. L’autre est un certaine forme de corruption : les policiers et les agents du BF étaient payés en heures supplémentaires et profitaient financièrement d’une surveillance renforcée. Cet abus se fait l’écho des profits que les promoteurs immobiliers ou les protégés du pouvoir attendaient des dégâts provoqués par les catastrophes naturelles de San Francisco et de la Nouvelle Orléans.
La RF a été en but à toutes sortes de persécutions au cours de son histoire mais les pouvoirs publics ont été parfois indulgents et même coopératifs. Certains agents ont perçu exactement quelle était la nature du mouvement. L’un d’eux écrit : « [les Rainbow] ont un code moral très strict, mais différent des autres. Ils méprisent les lois, les règlements, le gouvernement, les intérêts du monde capitaliste. Ils respectent la terre, la nature, les Indiens d’Amérique et les opinions individuelles. » (dans un rapport écrit par un officier du BF en 1984). Sous une forme un peu brutale et simpliste c’est une assez admirable définition de la FR.
Les forces de l ‘ordre et les représentants de l’Etat on porté des jugements variables, allant de la sympathie (les FR sont des idéalistes et pacifistes respectables) à la haine (de méchants anarchistes et drogués qui veulent la ruine de la société) en passant par un paternalisme condescendant (les hippies sont de petits enfants). Dans l’ensemble la FR a survécu à toutes les tentatives de suppression. Est-ce se montrer trop idéaliste de dire que cela est du à son attitude radicalement non violente, son enthousiasme communicatif, son adhérence aux principes d’égalitarisme et de liberté individuelle, son respect de l’environnement, la sobriété de la plupart de ses membres, son attitude positive et tolérante à l’égard de ceux mêmes qui l’agressent ?
Comment peut-on mesurer le degré de succès de cette expérience ? Car il s’agit bien d’une expérience, dans l’esprit des fondateurs et participants de la RF, l’expérience d’une forme de vie collective juste et fraternelle, libre, égalitaire, coopérative, avec des valeurs pro-environnementales. L’idée est que si cette expérience réussit elles doit se propager par l’exemple et gagner d’autre secteurs de la société mondiale.
Un premier critère est la longévité. La FR existe depuis plus de quarante ans et de ce point de vue elle a réussi à passer l’épreuve du temps. Si on la compare à d’autres expériences communautaires non religieuses en Amérique du Nord, au 19ème siècle par exemple, la FR est plus durable que beaucoup d’autres. Ses principes ont été appliqués et le sont encore dans les rassemblements et la communauté FR est bien vivante. En France on peut s’en assurer en allant consulter leur site (http://www.hippierainbow.new.fr/). Il y a aujourd’hui un rassemblement FR quelque part dans le monde à tout moment, que ce soit en Amérique du Nord ou du Sud, en Europe de l’Est ou de l’Ouest, en Australie-Nouvelle Zélande (pas en Asie apparemment ?). Les communautés enclavées les plus anciennes et qui ont la vie la plus longue sont des communautés religieuses (Huttérites, Mennonites, Amish), mais elles sont basées sur des principes radicalement différents : uniformité de croyance, respect d’une hiérarchie, patriarcat et très forte inégalité sexuelle, participation forcée dès la naissance, etc. La FR ne peut en aucune façon entrer dans la même catégorie que les communautés religieuses ou sectaires.
On peut aussi mesurer son degré de succès ou d’échec au degré de maintien des principes communautaires (pas de hiérarchie ni de gouvernement central, tolérance, liberté et autonomie des membres, absence d’enrichissement et de distinction de statuts économiques ou autre, participation volontaire, partage des ressources, pacifisme et non violence,etc.). Niman fait une comparaison intéressante avec une autre communauté fondée au même moment (1971) dans le Tennessee, la « Ferme de Summertown », rassemblant jusqu’à 1500 membres dans un établissement coopératif et communautaire agricole. La différence principale est que la « Ferme » est un établissement permanent et sédentaire qui subvient à ses propres besoins par des activités économiques diversifiées (purement agricoles au départ, puis intervenant dans le secteur de la construction, de l’aide médicale et du développement). La Ferme a connu un succès incontestable et a duré aussi longtemps que la FR. La différence c’est que la Ferme a abandonné ses principes utopiques du départ, s’est scindée en factions, a adopté en grande partie une mode de vie basé sur l’économie capitaliste, a réintroduit la propriété privée à l’exclusion du principe de partage, a imposé un droit d’entrée et des taxes. Economiquement viable au départ elle est victime des crises du système environnant, crise agricole puis crise financière. Beaucoup s’en vont. Elle perd plus des deux tiers de ses membres dans les années 80. La Ferme demeure une collectivité gérée démocratiquement et non de façon autoritaire, mais elle abandonne certains des principes qui faisaient d’elle une organisation anarchique et grégaire.
En comparaison La RF fait figure d’utopie réalisée dans les faits puisqu’elle arrive à maintenir ses principes avec une beaucoup plus grande rigueur et continue à répondre aux critères d’un collectif anarcho-grégaire.
Ce qui fait la faiblesse et la force de la FR c’est son caractère nomade et son existence intermittente. N’étant pas une communauté permanente ancrée dans un territoire elle n’a aucun moyen de devenir une entité collective qui subvient aux besoins de ses membres, particulièrement lorsque ceux-ci sont âgés et dans le besoin. Elle n’a du point de vue étatique aucune réalité politique. Au fond, c’est une sorte de camp de vacances, de Club Méditerranée utopique et gratuit. Mais cette propriété d’impermanence lui confère une vigueur renouvelée. Si un rassemblement se solde par un échec (hostilité des autorités, mauvais temps, participation faible, épidémie de dysenterie, disputes entre membres, problèmes de ravitaillement, manque d’argent…) rien ne vient entraver la mise sur pied d’un autre rassemblement et le fiasco d’une réunion ne retentit pas sur le succès d’une suivante.
Conclusion
Après avoir expérimenté avec succès sur presque un demi-siècle les principes de vie collective égalitaire, libre et dépourvue de structure hiérarchique, la FR a presque prouvé qu’une utopie était possible et durable. Les principes mis en œuvre sont pour certains des principes de vie qui ont gagné Babylone (la société environnante). Par exemple celui de non violence appliqué à l’école. Notre société est gagnée par la violence dans la cour de récréations et dans les classes ; elle se rend compte qu’un processus pour apprendre et intérioriser la non violence, tout en donnant de l’autonomie aux élèves, en les soustrayant au carcan hiérarchique, est un processus d’apprentissage valable, voire nécessaire. La FR a appliqué ce principe de façon stricte dès le départ. Il n’est pas besoin non plus de démontrer l’importance grandissante dans la vie politique des préoccupations environnementales qui ont été celles des mouvements du type de la FR. Ainsi Babylone commence à ressembler u n peu à la FR. Une autre grande préoccupation des démocraties est celle de la tolérance religieuse et de la sécularisation. La FR a pratiqué le principe du pluralisme idéologique dès le début et toutes les croyances, de la foi religieuse la plus fervente jusqu’à l’athéisme le plus radical, sont également acceptée. Enfin les mesures pratiques et les solutions matérielles conçues par la RF pour des situations d’urgence ont été reconnues par l’Etat de Californie avant qu’elles ne soient effectivement appliquées à Waveland en Louisiane après l’ouragan Katrina.
Il est donc indispensable de se départir du mépris couramment affiché pour ceux que l’on considère trop facilement comme des rêveurs irresponsables. Il faut reconnaître leur effort d’expérimentation utopique comme contribuant à ce qu’on pourrait appeler un effort de civilisation. Les embryons de communautés utopiques qui naissent spontanément après de grandes catastrophes sont là pour prouver que ces deux phénomènes, communautés intentionnelles et mouvements d’entraide spontanés, participent de la même réalité et surgissent d’un même fond, commun et répandu dans une très vaste section de l’humanité.